La fin du martin pécheur

  Nous abordons à présent un  exemple significatif d’objet artificiel qui semble avoir réussi à atteindre un objectif, et dont il semble que les usagers soient satisfaits. Des objectifs très voisins ont donné lieu à des commentaires de philosophes éclairants pour la suite.

Cet exemple a été réalisé avec succès par le train rapide japonais Shinkansen : son point de départ est la finalité non humaine d’un martin pêcheur qui est de survivre.

À cette fin il doit déjouer une embûche tendue par la nature : pour atteindre le poisson, moyen de survivre, il doit passer d’un environnement : l’air, à un autre : l’eau, où, pourrions-nous imaginer dans une direction oblique, il voit le poisson là où il ne se trouve pas. Son cerveau trop petit ne contient pas assez de neurones et sa situation dans l’évolution des espèces ne lui permettrait pas d’utiliser comme moyens la loi de réfraction de Descartes-Snell[1], la mesure d’angles par le moyen auxiliaire de la vision, et depuis la dernière guerre mondiale la prise en compte du déplacement du poisson visionné à la vitesse de la lumière pour corriger sa trajectoire par la rétroaction négative dite : feedback. En réalité Il ne sait pas ce qu’est une trajectoire et n’en a rien à faire : ça ne se mange pas. Et pourtant il survit ! Comment fait-il ? Et comment fait le pêcheur humain au lancer, même s’il a entendu parler de Descartes, Snell, de cybernétique et de trajectoires ?

Il fait comme le martin pêcheur, que les créateurs du Shinkansen ont imité avec succès. Confrontés à une embûche créant un obstacle analogue en apparence, mais satisfaisant en vérité à une loi très différente, ils ont donné au train le profil de cet oiseau[2] et l’embûche a été évitée à la satisfaction des usagers.

L’obstacle était en réalité le grand nombre de tunnels japonais faisant beaucoup de bruit à leur entrée et sortie : aucun rapport avec la loi de réfraction de la lumière, et en France où il y a beaucoup moins de tunnels, le TGV a adopté un autre profil sans problème. L’analogie réelle n’a rien à voir avec la direction de la lumière, mais avec la dureté des matières traversées. Si nous regardions l’oiseau de plus près ? Il part d’un perchoir au dessus de la surface aquatique, repère une proie sous lui et plonge sur elle presque à la verticale, sans considération pour Descartes-Snell : il a pris de la hauteur, obtenu de la vitesse pour ne pas laisser la proie s’échapper, et la poussée d’Archimède sur le volume d’air engouffré sous ses plumes l’a fait rebondir hors de l’eau la proie au bec.

Stafford Beer rapporte qu’une méprise analogue a égaré la marine britannique au début de la dernière guerre autour de 1941 : les sous-marins allemands faisaient des ravages  ; ne  connaissant que la profondeur la plus grande à laquelle ils pouvaient plonger, autour de cent mètres, la Royal Navy a cru d’abord pouvoir  s’en protéger par des mines calibrées pour sauter à une profondeur « moyenne statistique» supposée : cinquante mètres : emplacement présumé à tort le plus probable parmi tous ceux possibles, mais aussi explosion facile à produire par la pression de l’eau. Il a fallu assez longtemps pour réaliser, ce qui nous paraît évident, que les sous-marins étaient dangereux au voisinage de la surface, surtout quand ils étaient en situation de torpiller, et qu’en plus des grenades il fallait chercher, c’était plus difficile, un moyen pour calibrer des mines explosant à faible profondeur. Le vrai martin-pêcheur était la bonne analogie.

Le philosophe Gilbert Simondon doute que le feedback, causalité circulaire, soit animé par une vraie finalité[3] : selon lui il a fait sortir d’un domaine magique la fin, de cet endroit où elle était jugée supérieure aux moyens, et empêchait l’émergence par d’autres moyens de formes nouvelles qui produisent leur propre fin.

L’anthropologue Gregory Bateson[4] observe qu’on peut obtenir de la précision pour s’adapter à un environnement variable par une autre méthode que le feedback, si on n’a pas le temps ni le moyen de corriger la visée de la fin : méthode qu’il appelle calibrage des yeux, des muscles des mains et du cerveau pour viser en avance sur le déplacement de la proie  ;  à condition de s’être entraîné au préalable pendant le temps nécessaire pour obtenir une information « antérieure », forme d’apprentissage discontinue, contrairement au feedback continu d’information récurrente « postérieure » : c’est ce que fait l’enfant déguisé en cow-boy qui s’entraîne à imiter le cow-boy Steve Mac Queen et son fusil à canon scié, en tournant le dos à une glace, le revolver en plastique dans l’étui, puis en se retournant brusquement pour tirer au jugé sur son image dans la glace, en cumulant de la précision par apprentissage..

Mon ami Louis Duthion, inventeur du coussin d’air [5] et philosophe occasionnel, aimait raconter l’histoire du lion poursuivant à grands bonds un zèbre fuyant en zig-zag, sans succès parce qu’il le dépassait à chaque fois et devait se retourner, mais le zèbre aussi. Finalement il disparut dans un vallon, et les curieux assez courageux pour y aller virent que le lion s’y exerçait peu à peu à faire des petits bonds, des petits bonds…

Les philosophes, selon Henri Bergson, « s’accordent aussi à distinguer deux manières différentes de connaître une chose » (de choisir comment tirer) :

« la première implique qu’on tourne autour de cette chose  ;  la seconde, qu’on entre en elle… : la première dépend du point de vue où l’on se place et des symboles par lesquels on s’exprime  ;  la seconde ne se prend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbole [6]».

Le cow-boy et le martin-pêcheur adoptent la première manière. Descartes semble plutôt tenté de rentrer dans l’objet : « diviser chacune des difficultés que j’examinerois, en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre…»

Les médecins qui consultés par un patient cherchent à établir un diagnostic, à classer le patient dans une catégorie débouchant sur une mise en rapport avec un traitement et des médicaments spécifiques, sont confrontés au même dilemme : le diagnostic est une forme de tir dont l’efficacité peut donner lieu à débat interprétatif. Une praticienne que j’ai consultée un jour m’a affirmé que les femmes diagnostiquent en faisant appel à leur apprentissage cumulé, comme le cow-boy avec le fusil à canon scié : elles tournent autour du patient, et soudain elles foncent… en se trompant quelquefois, quittes à modifier le traitement par feedback discontinu. Il en est de même des médecins pressés par l’affluence d’une file d’attente de patients, qui peuvent revenir en cas d’échec du traitement initial prescrit.

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[1] Loi découverte bien avant par le persan Ibn Sahl en 984, exploitée aussitôt par le persan Ibn Ahaytham, qui déclara qu’on ne « jette pas »un œil sur l’objet, que c’est l’objet illuminé par la lumière du jour qui l’envoie sur l’œil en ligne droite, et dans toutes les directions.
[2] cf. article  L’Aérotrain: le rêve. in: EMBUCHES DES CRÉATIONS

[3] SIMONDON G. : Du mode d’existence des objets techniques, Aubier 1958 et 2012, p. 149
[4] BATESON G. : La Nature et la Pensée, Seuil 1984, pp. 201-209
[5] cf. L’Aérotrain: le rêve. ., in: EMBUCHES DES CRÉATIONS
[6] BERGSON H. : La Pensée et le Mouvant, PUF,1934,p.177.

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