Homéostasie

Le monde fait par l’homme

L’intervention finalisée d’un facteur humain, dans la conception et la création d’un objet  ou d’un système artificiel, incite à faire appel à des concepts susceptibles de décrire des phénomènes sociaux quand l’occasion s’en présente, et fournit un premier exemple illustratif du phénomène de lutte pour la survie dans un environnement déstabilisateur qu’on appelle homéostasie, décrit plus loin.

Les sociétés ou groupes de sociétés humaines, créées en vue d’accomplir une certaine finalité, sont  des exemples  très importants de ces systèmes artificiels, dont la structure est analysée ci-après.

Structure spatiale du système

    L’objet ou système artificiel en gestation a été décrit, à l’aide de notions dues à Claude Bernard, comme un organisme limité par une frontière entre un milieu intérieur et un milieu extérieur communicants.

Dans ce cadre, le système artificiel créé ou à créer est souvent composé par assemblage, sur un ou plusieurs niveaux empilés, de plusieurs sous-systèmes interagissant plus ou moins, dont la spécialisation mesure l’indépendance  ;  la structure de l’Objet est spatiale à un moment donné.

Une arborescence suffit dans bien des cas, comme les sociétés humaines, à décrire le milieu intérieur de l’Objet, et le représente comme un montage gigogne dont la matérialisation familière est l’emboîtement successif de matriochkas, de poupées russes.

Un Sujet observateur défait ce milieu du dehors vers le dedans de l’Objet, du système, en ouvrant l’une après l’autre les poupées, pour comprendre ou expliquer comment ça marche  ;  ou pour comprendre pourquoi ça ne marche pas et chercher une solution vers l’intérieur de l’Objet  ;  expliquer est déplier au sens étymologique, dans les langues latines, on déplie pour voir  ;  mais le mot allemand correspondant erklaeren signifie éclairer ce même intérieur : on y voit ce qui était dissimulé, sans le déplier, ce qui porterait atteinte à son être, tel que le conçoit le philosophe, ou tout simplement risquerait de détruire le fonctionnement, voire l’Objet.

   Le Sujet referme en sens inverse les emboîtements de l’Objet en direction du milieu extérieur pour l’usage d’un Destinataire qui est censé ne pas se poser de telles questions, mais demander :à quoi ça sert ?: si ça lui sert, en tant que Destinataire intéressé par l’usage mais pas curieux, il ne se soucie pas d’ouvrir les boîtes tant que l’Objet marche, qu’il obtient la réponse attendue  ;  il ne s’interroge que lorsque le système tombe en panne. S’il n’obtient pas la réponse attendue, il n’adopte pas le système, rappelle quel est le vrai objet de son désir, ou déclare qu’il ne désire rien : son intérêt est ailleurs.

Homéostasie

   On appelle homéostasie un processus qui maintient stable l’équilibre des sous-systèmes intérieurs, malgré une action déstabilisatrice de variations du milieu extérieur. Les systèmes finalisés à structure arborescente, rencontrés souvent, aussi bien chez les objets artificiels que chez les objets naturels, sont composés de plusieurs étages de sous-systèmes : à comportements presque indépendants les uns des autres à court terme, ou s’ils sont sujets à des interactions fréquentes qui n’arrivent pas à les déstabiliser. Ce sont les interactions à l’intérieur de chaque sous-système qui déterminent le comportement final stabilisé.

À long terme, ou quand les interactions sont très espacées, le comportement stable de chaque sous-système est affecté par les autres de manière globale, estompant les déséquilibres apparus entre sous-systèmes quasi-indépendants en conservant la stabilité.

À très long terme à l’échelle humaine, un système à structure arborescente aura donc pu évoluer[1] en s’adaptant à une nouveauté. Mais les objets et sous-systèmes simples finissent par être sujets à des interactions plus élaborées, qui rendent l’emboîtement complexe.

C’est ce qui est constaté notamment dans le système particulier  constitué par un être humain, analysé comme un système auto-organisé, dont une partie de la machinerie est composée d’un système immunitaire à régulation métabolique, incorporée  à une machinerie des besoins, des motivations,  et de tout ce qui implique les sentiments de plaisir et de douleur. Cela finit par ne plus ressembler que vaguement à des poupées russes, et c’est sûrement aussi le cas de l’homéostasie  non finalisée par un facteur humain : celle  des êtres vivants qui joue un rôle capital dans l’évolution des espèces, dont l’homéostasie que Spinoza appelle conatus  les pousse à persévérer dans leur être : la nature naturante, guidée par «le hasard et la nécessité», n’est pas très ordonnée.[2]

Structure temporelle du système

   Une séquence temporelle d’événements, au cours du fonctionnement d’un système, a une structure de liste : c’est une suite de composants reliés par une sorte de pertinence, qui caractérise le fait que certains objets ont un rapport avec l’objet d’attention du moment, et que d’autres en sont éloignés.

Le processus temporel dirigeant des intentions humaines ressemble assez à l’activité d’acteurs jouant un rôle. Les rôles sont alors répartis dans l’Objet en gestation en formant la structure suivante de fonctions[3] :

Un Sujet désirant être créateur, concevoir en vue de le créer un Objet, destiné à susciter chez un Destinataire le désir de le posséder ou seulement de l’utiliser, invente cet objet, ou tente de suivre l’exemple d’un Modèle Médiateur qui a créé un Objet de désir de ce Destinataire : objet que le Sujet tente d’imiter, ou de perfectionner, ou de remplacer par un autre comme désir de possession par le Destinataire.

Sujet désirant, Modèle Médiateur et Destinataire sont ainsi mis en communication et en mouvement à travers l’Objet du désir de création du Sujet et du désir de possession du Destinataire.

Le Sujet rencontre sur son chemin des Opposants : obstacles, embûches, voire ennemis. Il accomplit l’action à l’aide d’Adjuvants : moyens matériels, culturels, suggérés par le Médiateur.

Adjuvants augmentent et Opposants diminuent le pouvoir du Sujet, ses potentiels, et sont susceptibles de produire des bifurcations pour contourner des embûches.

Les acteurs se déplacent d’un rôle à l’autre dans cette structure.

Cette séquence a donc une structure temporelle de récit[4] et sera présentée ici sous cette forme.

Le récit est interrompu par endroits par le dialogue de structure spatiale entre Sujet et Destinataire évoqué plus haut.

Les fins originelles : vérité, beauté, bonheur, dérivent d’une conception du monde collective impliquant des Destinataires multiples.

La technique, la science en acte sont des Adjuvants, qui n’en définissent que les moyens, par la puissance active du Médiateur, qui les met au service de fins particulières dérivées par l’être humain.

L’existence même d’un objectif à atteindre, pour une création par un acteur jouant un rôle, implique un récit qui n’est pas un enchaînement de causalités mécaniques de type vendetta  ;  mais une histoire qui raconte une action finalisée suivie de rétroaction (feedback) venant de l’intérieur de l’objet (comment ça doit marcher ?) comme de l’extérieur (à quoi ça sert ?).

Ce récit peut raconter une séquence d’actions aboutissant à des étapes où des choix motivés doivent intervenir pour continuer la route, à moins qu’on ne prenne le parti de raconter l’une après l’autre des actions possibles, des vérités multiples, des aspects complémentaires de la réalité, comme dans les contes des mille et une nuits, ceux de Sterne, de Diderot, ou dans des films célèbres : Citizen Kane, Rasho Mon.

La structure est alors bifurcante, et représentable aussi par une arborescence dans un graphe, par un ou plusieurs chemins tracés dans l’arborescence, partant d’une origine temporelle.

[1] SIMON H. : Les sciences de l’artificiel, Gallimard, Essais 2004, pp.340-342.[2]DAMASIO A: Spinoza avait raison,O. Jacob, 2003, ch.2 et 3

[3] GREIMAS A. J. : Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique, Communications, V. n°8, 1966, pp. 28-59.
[4] PROPP V. : Morphologie du conte, Seuil/Points 1970.

 

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