Au début de l’ère de l’aviation à réaction, le turboréacteur, engin nouveau, était approché au sol avec une certaine appréhension : le jet arrière faisait peur. Au voisinage des bancs d’essais au sol, la Direction interdisait de traverser l’arrière du banc à moins de cent mètres : il arrivait que des morceaux de tôle brûlante arrachés soient projetés au loin dans le jet. Les pionniers de l’avion à réaction confrontés dès l’origine au problème de l’atterrissage ont dû commencer par atterrir sur des terrains longs, couper le moteur, déployer des aérofreins, un parachute derrière l’avion ou sur le porte-avions, puis faute de mieux ils ont contemplé la situation avec la philosophie de la vieille troupe :
— Pas de panique ! On n’a jamais vu un cheval emballé qui n’ait pas fini par s’arrêter…
Maîtriser la course du cheval, lʼarrêter au plus près apparaissait comme un besoin essentiel pour l’aviation commerciale à réaction dont on commençait à prévoir l’avènement : « les ailes de géant de l’albatros l’empêchent de marcher », remarque le poète, mais l’avion à réaction a une voilure réduite ; sa très grande vitesse l’avantage aux hautes altitudes mais l’empêche en revanche d’atterrir ailleurs que sur une piste très longue s’il ne peut inverser la poussée du moteur, comme elle empêche le lion d’attraper le zèbre : l’atterrissage sur une piste pas trop longue était l’une des conditions nécessaires pour en déterminer l’emplacement, pas trop loin du centre des agglomérations urbaines constituant sa destination, l’autre condition étant de réduire autant que possible le bruit de l’avion à réaction à un niveau supportable par la population locale. Il fallait donc trouver un moyen d’inverser la poussée du turboréacteur, de développer un inverseur de poussée
.
À l’évidence semblait-il, la piste d‘atterrissage ferait partie du milieu associé au moteur muni de cet accessoire, qui est la réalité dominante dans l’aviation commerciale d’aujourd’hui. Mais pendant la période de développement, l’affaire ne fut pas aussi simple. L’inverseur de poussée a été utilisé par le pilote d’essai pour faciliter l’approche du terrain d’atterrissage, en augmentant l’angle de descente, jusqu’à 14 degrés au lieu de 4 pour un atterrissage commercial supportable par tous le passagers, afin de raccourcir le temps et la distance de descente : le milieu associé à cet usage était alors la basse atmosphère dans le voisinage de la piste. L’avion DC9 a fonctionné avec un tel équipement. On a vu apparaître aussi des avions à réaction à décollage et atterrissage vertical, qui n’ont pas plus besoin de longueur de piste que les hélicoptères.
Un hasard heureux nous avait fait découvrir le mécanisme, commandé par l’introduction d’un petit obstacle, de la déviation d’un jet bordé par une paroi incurvée que nous avons nommée bord de déviation.
Après avoir constaté cette action d’un petit obstacle introduit vers une paroi convexe située en face, j’ai eu l’idée de la remplacer par l’action d’un petit jet soufflant dans une direction perpendiculaire au jet de gaz, qui le dévie de la même façon.
L’idée directrice était une fois de plus de remplacer une pièce solide mobile, fragile, par un jet de gaz susceptible de produire un effet directionnel : elle s’est révélée très féconde et a été utilisée dans bien d’autres inventions (respirateur artificiel, amplificateurs à fluide).
Pour produire ce petit jet dans le turbo-réacteur, nous opérions un prélévement d’air à la sortie du compresseur, réinjecté dans la tuyère propulsive à la sortie du réacteur.
Cette idée m’a été inspirée à l’origine par le chant de la gitane Candelas en andalou, à la fin de L’amour sorcier :
¡Soy er viento en qué suspiras !
Je suis le vent en qui tu soupires !
Fig 1. Jet dévié par un jet : effet Candelas
Effet Candelas
Partant d’une intention de pureté simplificatrice, une rencontre de sérendipité a engendré une métaphore qui a inspiré une invention (fig 1). Candelas fut le modèle lointain qui m’a servi de médiateur externe, dont j’ai tenté d’imiter les rêves, de réaliser inconsciemment le rêve d’Henri Bergson « d’un être dont le changement intime serait la cause de son mouvement »).
On a obligé jadis Candelas à épouser José dans un mariage forcé. Puis José meurt, mais son fantôme la poursuit. L’amour sorcier raconte comment Candelas, éprise de Carmelo, forme avec l’aide de ses amies gitanes un cercle magique autour d’un feu, pour faire apparaître le fantôme de José.
Dans le zapateado sublime de la Danse du Feu, elle se débarrasse de l’amour encombrant de ce fantôme, en le «déviant» vers une autre gitane, Lucia. Puis elle chante qu’elle est le feu, le vent, la mer, métaphores successives, et elle demande à Carmelo de venir en elle
sous ces formes : « en qui » est une relation d’inclusion.
En étendant l’analogie à mon objet et lui appliquant la relation, j’ai opéré sans le savoir une abduction, métaphore efficiente pour innover.
Ayant prélevé de l’air comprimé pour « soupirer dans le vent » à la sortie d’un turbo-réacteur, sur lequel j’effectuais des essais à l’aéroport de Melun-Villaroche, j’ai moi-même dû contourner bien des embûches avant de réussir à inverser la poussée : il a fallu deux ans de tentatives, au cours desquelles, parfois couché sur un matelas pneumatique dans le banc d’essai pour tenter de repérer dès la première heure du matin, pendant que les compagnons procédaient aux modifications demandées, où diable se nichait dans le « milieu associé » le mauvais esprit qui empêchait le jet transversal de produire la déviation représentée par la figure, réalisée sans peine au laboratoire à Suresnes.
J’ai ainsi découvert sur le tas ce qu’était une perte de charge : l’air comprimé prélevé ne devait pas être acheminé dans de minces tuyaux d’eau, mais dans des tuyaux de cheminée (fig 2) ; s’il était délivré dans un corps central profilé (au milieu de la tuyère d’un turbo-réacteur NENE), il formait un jet qui se réattachait aussitôt à ce corps, plaqué par une forte dépression : pour la supprimer il aurait fallu que le jet déviateur fût délivré dans un environnement à la pression atmosphérique.
Fort heureusement on me fournit alors un turbo-réacteur BMW, qui était muni d’une tuyère de sortie à section variable, modifiée en déplaçant un corps central creux installé là pour un autre objet, mais dont la présence se révéla opportune comme un adjuvant providentiel : en amenant le jet déviateur à l’intérieur de ce creux qui était à la pression atmosphérique, on obtint enfin l’inversion de poussée recherchée .
Il fut alors décidé d’entreprendre les essais en vol sur un avion VAMPIRE, muni d’un turbo-réacteur GOBLIN (fig 2), dont on aurait au préalable étudié le comportement dans une soufflerie : comme ce réacteur ne disposait pas d’une tuyère de sortie munie d’un corps central par lequel on pouvait amener un jet déviateur débouchant à la pression atmosphérique, il a fallu au moins l’amener par un corps diamétral profilé, où l’on espérait que la pression atmosphérique s’installerait à partir des deux extrémités : peine perdue, les « louvres » d’aération, les « crevés » de capot moteur que Bertin me demandait d’entr’ouvrir pour que le jet ne se réattache pas, furent les derniers fantômes encombrants dont il a fallu se débarrasser, pour finir par tout supprimer ; à la fin plus aucun « crevé », pas de capot du tout, pour que la poussée veuille bien s’inverser.
On pourrait dire que dans un certain sens l’inverseur de poussée dont le principe a été imaginé, réalisé sur un modèle au laboratoire, s’est concrétisé lui-même en phase finale, le fonctionnement recherché imposant les modifications du moteur existant nécessaires à l’exercice de la fonction d’inversion au banc d’essai de Villaroche.
Un avion VAMPIRE muni d’un réacteur GOBLIN ainsi équipé pour un freinage à l’approche et à l’atterrissage, put faire enfin l’objet d’essais en grandeur, pour évaluer sa maneuvrabilité dans l’atmosphère : pour commencer à la soufflerie de Chalais-Meudon, puis à celle de Modane, dont il a inauguré l’ouverture au début de 1952 ; puis en vol, avant d’être enfin présenté au Salon de l’Aéronautique du Bourget en 1952 pour une démonstration de freinage à l’atterrissage et même à l’approche comme indiqué au début du chapitre, par le pilote d’essai Léon Gouel qui au préalable se servit de l’inverseur pour effacer la piste, faisant rouler au sol son avion en marche arrière devant les tribunes à l’ébahissement de la foule devant ce spectacle nouveau.
On m’a donc crédité d’avoir imaginé en 1950, puis dirigé la réalisation finalement obtenue en 1952 par ce procédé aérodynamique pionnier, du premier inverseur de poussée des avions à réaction[1], dont le jet propulseur était dévié en grande partie vers l’avant par l’action d’un jet perpendiculaire, sans interposer aucun déflecteur solide mobile.
Suite => Les embûches d’une création
[1] KADOSCH M. : Mécanisme de la déviation des jets propulsifs,Thèse,Publications Scientifiques et Techniques du Ministère de l’Air, BSTMA n°124, Paris, 1959