Des Godasses

L’œuvre d’art a donné lieu à un très grand nombre de commentaires sur son origine dont les détails les plus marquants seront rappelés. Je n’ai pas pu les lire en totalité (ah l’internet des objets, blogs compris !) : mon intention se limite, d’une part à y ajouter quelques détails non mentionnés, d’autre part à rendre hommage au modeste parolier dont un soir tragique de 1940 je me suis rappelé l’humble refrain, titre de ce chapitre, en écoutant un discours péremptoire.

Pourrais-je généraliser à d’autres arts, et si possible à tous, une part au moins de ce qui a été dit de la musique (IC, ch. 17), notamment de son but ? Commençons par explorer cette hypothèse, en substituant au mot «musique» les mots «œuvre d’art» dans le texte cité :

L’œuvre d’art est un moyen de communication puissant, un media qui apporte du plaisir et qui suscite aussi des résonances chez ses spectateurs mais sa conception n’intéresse comme public qu’une partie de l’humanité.

Il existe des œuvres d’art et chacun de nous ne reconnaît que celles qui parlent à sa sensibilité, à son univers : l’œuvre d’art est porteuse de significations virtuelles que chacun active à sa façon, y compris l’artiste.

N’étant pas moi-même artiste je ne peux que tenter d’identifier des illusions créatrices qui ont pu diriger un artiste, d’explorer son environnement interne, et n’être témoin externe que de l’art qui me parle.

Un groupe humain tend à se différencier par une langue, expression de son identité. La bonne santé de cette langue reflète celle de la communauté qui la parle : le plus souvent elle n’est pas écrite, elle est un code par lequel les contes, les remèdes, les recettes, les proverbes, les us et coutumes, les connaissances acquises par ce groupe se transmettent, ou disparaissent avec lui. La parole actualise le code, elle fait passer la langue de son état virtuel de code à une réalité. Elle ne peut naître que de la destinée d’une population : pas d’un esperanto, pas d’un logiciel robotique.

Partant de là, peut-on imaginer un artiste peintre ou sculpteur inspiré par une illusion créatrice ; par des contraintes qu’il s’impose ? Pourrait-on parler de peinture dionysiaque extravertie, faisant jaillir du chaos des formes originelles, violentes, Olympia, Guernica, entrer en transe, se libérer de son moi ? Ou au contraire glorifier une peinture apollinienne introvertie, peindre l’ordre, la sérénité, la contemplation religieuse, ou sinon déclencher des scandales, qui n’ont pas manqué dans ces arts ?

J’ai pu interroger deux musiciens. Je ne connais aucun peintre en activité. Alors qui ? Maître Frenhofer[1], Hitler, un tagueur…

  1. Origine de l’œuvre d’art

Cet exposé préalable n’est pas contredit en apparence par les propos du philosophe Martin Heidegger, penseur de la modernité et de la technique qui est un mode de dévoilement de l’étant, dont la thèse sur la question de la technique et de ses objets a été mentionnée au chapitre précédent. Son exposé sur l’origine de l’œuvre d’art a été rendu public à partir de 1935. L’environnement externe de ces œuvres d’art à cette époque doit être décrit en tant que tel, en vue d’interpréter les propos du philosophe, qui ont suscité des controverses élargissant le débat à ses thuriféraires, disciples et contradicteurs. Il propose la piste suivante à la fin de son exposé :

«Tout art est essentiellement poème … Tous les arts : architecture, sculpture, musique, doivent être ramenés à la poèsie» qui tient une place essentielle car elle a le pouvoir d’opérer l’éclaircie de l’être. La langue est le lieu du combat entre la réserve de la terre et l’éclaircie du monde : «le monde reposant sur la terre veut la dominer parce qu’il s’ouvre, il ne tolère pas d’occlus ; la terre aspire, en tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en elle et à l’y retenir», … «installant un monde et faisant venir la terre, l’œuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l’étant dans sa totalité, c’est à dire la vérité [2]».

La langue, le code qui raconte l’étant ; pas le langage, outil du subjectif qui permet à l’individu d’exprimer ses idées : voilà qui simplifie le problème. La parole : un poème, actualise ce code. Le poème, pris dans son sens grec doit s’entendre ici «création», mise en œuvre de la vérité, son instauration, qui est à la fois inauguration, fondation et don (d’un surcroît de donné)[3]

Tentons d’ «éclaircir» chez Heidegger au fur et à mesure son vocabulaire pour saisir au moins une partie de ses propos.

On traduit par «éclaircie» de l’être, du monde ou de la clairière un mot allemand qui ne signifie pas lumière, mais libération, ouverture. Son sens est proche en français de celui de l’éclaircie forestière, qui consiste à pratiquer une coupe d’arbres pour libérer en les dégageant les arbres vigoureux qu’on garde, favoriser au passage un apport de lumière au sol, la création de clairières, sans pour autant supprimer l’ombre de la forêt, ni même la nuit à son heure : pas de lumière sans l’éclaircie de la clairière, pas d’étant, qui ne peut advenir qu’en pleine lumière dans l’ouvert, dévoilé par l’être, qui demeure voilé dans une réserve. L’être qui attire vers la terre obscure lutte contre l’étant qui va vers l’éclaircie pour oublier la réserve d’où il vient. Cette éclaircie-là étant humaine est un bel exemple d’objet artificiel aux fins multiples. Le poème a le pouvoir de libérer l’être, d’ouvrir le monde.

Le Monde de Heidegger est l’ensemble des étants qui s’offrent à la désignation de la parole, qui sont nommés : il y en a qui sont des ustensiles, des objets artificiels, et d’autres qui font voir l’être : ceux là seuls sont des œuvres d’art à ses yeux.

Heidegger qui n’a pas mentionné là la peinture, tient à ramener ces quelques arts à un seul : le Poème, pour promouvoir la langue ; alors qu’il est fort loin d’avoir énuméré tous les arts, ne serait-ce qu’en se limitant à l’art contemporain de son époque datant de presque un siècle qui avait foisonné en application anticipée de ses concepts, et en ignorant l’explosion plus récente d’œuvres d’art de toutes sortes. Elles ont surgi du renoncement au but antique: la beauté, et de l’utilisation des innombrables outils mis à disposition de l’artiste par la modernité, la science et la technique. Les évoquer nous entraînerait beaucoup trop loin : mettant entre parenthèses la postmodernité, tenons-nous-en à l’univers connu du philosophe en 1931, date de son «tournant», pour répondre à notre question initiale.

Revenons au début de son exposé : voulant trouver l’origine de l’œuvre d’art, il voit que cette œuvre est d’abord une chose.

Si l’œuvre d’art est une chose, pourrait-on demander, où serait-elle alors ? Pas dans le manuscrit de la musique, qui garde le silence. La musique n’existe qu’exécutée. L’œuvre musicale, la danse, un tableau, ne sont pas des choses, mais des événements : en regardant un tableau sans le voir, sans créer un événement, nous percevons la chose, pas l’œuvre d’art.

Après examen, Heidegger reconnaît dans le couple matière-forme la meilleure détermination de la chose à laquelle l’œuvre donne forme ; il décrit aussi bien la chose de la nature que la chose d’usage : la matière renvoie au but assigné, tandis que l’œuvre d’art renvoie à elle-même. L’art est la mise en œuvre de la vérité, par et dans l’œuvre, celle-ci représente l’être des choses. Mais l’étant est toujours le produit d’une fabrication.

Quel objet est donc une œuvre d’art ? serait-il un objet artificiel ? Heidegger distingue la chose de l’œuvre, et place entre les deux le produit qui n’est ni la chose ni l’œuvre. La chose simple est un être-à-portée-de-la-main, qui apparaît dans son manque-à-disposition. Il y a un artisan, qui produit en vue de l’usage, et un artiste, qui agit pour faire advenir la vérité, telle que le philosophe la conçoit (chapitre 2. 5). Heidegger assigne à l’œuvre la fonction de dévoiler la vérité, mais veut identifier son origine et non sa destination, son but : elle offre les conditions qui permettent à la vérité d’advenir. L’œuvre ne réalise pas un but : elle contient la vérité du produit, son être, elle l’abrite, de telle sorte que la vérité est un phénomène qui advient, qui surgit du coté de celui qui la contemple, qui écoute la musique, qui regarde le tableau, la statue, qui entend le poème : ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas, dans le silence entre les mots. Soit, POSIWID : le but de l’œuvre est alors ce qu’elle fait, ici faire en sorte que la vérité puisse advenir. L’origine dévoilée est devenue le but.

Mais Heidegger pense l’être, pas l’œuvre d’art, et rejette cette vue comme trop subjective. Il y a bien un artiste, qui agit pour produire la vérité, mais le génie de l’artiste n’existe pas, il n’est que le «berger» de l’être. Par rapport à l’œuvre l’artiste est comme un catalyseur, dont la trace du passage disparaît lors de la création. La vérité advient dans l’oeuvre d’art par la pensée, la vérité est un événement qui surgit hors de son retrait (a-léthéia) elle n’est pas la vérité adéquation produite par la science, qui est l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte, la domination de cette « éclaircie » où la vérité rayonne ; et ce ne serait pas n’importe quelle science, pas celle qui prône la destruction de la terre originaire, la fission nucléaire ; certainement pas l’agriculture motorisée qui a envahi la réserve de la terre, les tracteurs qui passent dans les sillons du laboureur.

Choisissons quelques exemples dans les pratiques de l’art moderne, qui ont pu inspirer ces concepts plutôt qu’être inspirées par eux car ils n’ont été exprimés qu’à partir de 1931 :

La beauté, but antique, est vue comme un simple mode d’ouverture de la vérité, mais l’art en est venu à répudier ce but. Andy Warhol met en œuvre et dévoile par sa démarche une vérité : les lois du marché, de la publicité, de la communication, la répétition du produit. L’art est ramené au produit ; l’artiste et son œuvre, le créateur et l’objet artificiel en apparence ne font qu’un, mais où est le but, sinon dans la mise en œuvre de ce produit ?

N’importe quel objet fabriqué peut être élevé à la dignité d’œuvre d’art, simplement en étant désigné comme tel : c’est la démarche du ready made inaugurée par Marcel Duchamp, par exemple en signant un urinoir comme œuvre d’art sous le nom : «Fontaine».

Débarrassons l’art de toute intention : aucun but, l’œuvre d’art ne répond pas à la définition de l’objet artificiel, il est autoréférentiel . Magritte peint un tableau sans autre signification que ce qu’il donne à voir : «Ceci n’est pas une pipe». En effet : ceci est un tableau. Kossuth expose cinq mots en néon orange sous le titre : «Five words in orange neon». Il présente côte à côte : une chaise, sa photo, et la définition d’une chaise recopiée d’un dictionnaire. John Cage compose : «4’33’’», un morceau composé de trois mouvements, joué en silence par un pianiste pendant quatre minutes trente trois secondes : ce qu’il donne à entendre c’est l’écoute des bruits dans la salle de concert, qui font du silence une véritable musique.

Autre concept originaire érigé en but : l’installation, l’intégration de l’œuvre dans un lieu : exposition, musée, collection ; la mise en situation de techniques d’expression et de représentation avec une participation du spectateur modifie le rapport entre l’œuvre et son public. L’œuvre est définie, pensée, en fonction du lieu qu’elle occupe, l’œuvre-lieu installe un monde. L’installation est une ouverture du monde. Mais elle-même n’est pas de l’art.

Dirons-nous qu’une œuvre est une interface entre un environnement interne : dévoiler la vérité (abritée dans une boite noire : la terre), et un environnement externe, dont l’installation : le monde, est un exemple ? L’artiste Kaprow parle d’ «environnement» pour qualifier ses productions, telles que le happening, intégrant à l’œuvre des installations comme des mises en situation du spectateur, présentées sous le nom générique d’art performance qui couvre un grand nombre de nouveautés contemporaines de Heidegger : dada, surréalisme, futurisme, Bauhaus, et de plus récentes comme le body art, le situationnisme ; le temps, l’espace, le corps sont ses outils de base. L’intention générale, s’il en est une qu’on peut appeler but, semble être d’infiltrer l’environnement externe, de l’impliquer, au lieu que l’artiste seul conçoive et crée un objet artificiel pour un but humain déterminé auquel il le confronte.

On pourrait y retrouver la création collective d’une religion par une foule en passant par un meurtre collectif (IC, ch. 13. 3), le rôle du créateur étant tenu par le modèle médiateur d’un désir initial transformé en violence. Les rituels qui s’ensuivent sont l’origine lointaine de l’art performance.

Ces tendances vont aussi dans le sens du souci qui pousse Heidegger à ignorer la subjectivité, à s’en détourner, à dénoncer une pensée occidentale dit-il, qui oublie l’être, dont la parole poètique est seule à pouvoir dire le sens. Elle ne connaît plus que l’étant : celui de Platon et de Descartes, où l’esprit se tourne vers le monde et les choses en relation avec les fins qu’il s’est assigné à lui-même, toute chose devenant ce que nous avons nommé un objet artificiel, et que Heidegger appelle l’être-à-portée-de-la-main ; où l’esprit se détourne de la contemplation du monde, et des choses. En mettant de la raison dans le Rhin sommé de produire de l’électricité en passant à travers des turbines, on instrumentalise le fleuve, et on dissimule l’apparition de son être, son éclosion phénoménale, éclairée par le poème de Hölderlin : Le Rhin .

Toute chose serait devenue un outil. Pourtant chaque chose est, et cet être confère à l’étant un sens, avant qu’il ne soit dissimulé par les attributs définissant l’étant. L’art est apparu pour remplir la fonction d’éclairer l’étant par la clarté originaire de l’être, qui est l’événement à la fois d’une manifestation et d’une dissimulation. L’être se retire pour préserver l’événement de son apparition : la lumière crue aveugle. Heidegger évoque l’image de la clairière assiégée par l’ombre de la forêt : l’obscure clarté qui en émane prépare l’éclaircie de la clairiére.

Le chercheur qui explore le pied d’un réverbère dont c’est la lumière, plutôt que celui d’un phare où l’on ne voit rien parce qu’il aveugle l’horizon lointain, éprouve un sentiment semblable s’il y distingue les contours d’une révélation encore obscure. «En allumant un réverbère on fait naître une étoile de plus, en l’éteignant on endort l’étoile», dit le Petit Prince. L’art allumeur de réverbères éclairant l’œuvre d’art, seule capable de dévoiler ? «Il s’occupe d’autre chose que de lui-même. [4]» Mais le chercheur, lui, est resté dans la subjectivité.

Avant d’aborder les exemples d’application de ces vues à l’œuvre d’art, exprimons un certain malaise à propos des images évoquées par le philosophe dans sa quête de l’être, illustrée par des descriptions poètiques.

L’éclaircie de la clairière et l’ombre de la forêt sont peut-être, dans le « langage » ordinaire, des phénomènes de la nature, mais en aucun cas le champ labouré, le sillon, quel que soit l’ustensile, motorisé ou non, utilisé : ni plus ni moins que la rue pavée des villes. Il faut de moins en moins de terre pour faire pousser un grain, même pas de sillon, le toit d’un gratte-ciel, les terrains vagues de la ville peuvent suffire.

Le champ cultivé, comme le toit du gratte-ciel depuis peu, est un objet artificiel, un être-à-portée-de-la-main, une matière mise dans une forme, une chose qui apparaît dans son manque-à-disposition : la rue aussi.

  1. Des godasses

Venons-en aux exemples que le philosophe présente à l’appui de sa thèse dans le texte : «L’origine de l’œuvre d’art[1]», qui reproduit une conférence donnée en novembre 1936, publié en 1949 au début d’un recueil intitulé : «Chemins de bois (de bûcheron)», traduit improprement par : «Chemins qui ne mènent nulle part». Le chemin tracé du bucheron mène quelque part : à une clairière, un fourré, une forme de but, mais le promeneur ne sait pas où il mène ; le but est dissimulé. Un chemin mène toujours quelque part : on ne sait pas où mènera celui qu’on crée à coup de machette dans la jungle, mais il sera son but. POSIWID : l’origine contient la vérité dissimulée du but, qu’elle dévoile. Même une impasse mène quelque part : à l’entrée du chemin emprunté. Voyons les exemples.

Un temple grec s’élève dans le paysage dont il dévoile le caractère sacré. L ‘environnement du temple est ce que le philosophe nomme : la terre, le ciel, les divins et les mortels. Le temple est sanctifié par la statue du dieu qu’il contient et l’espace sacré qui le limite. Il ouvre un monde qui s’appuie sur lui, et repose sur un rocher qui l’enracine dans ce que le philosophe a nommé la terre. Mais l’environnement d’un temple grec est aussi le ciel pur de la Grèce et sa lumière : on n’ira pas le visiter un jour de pluie.

Un exemple plus significatif a été présenté auparavant : c’est une méditation sur un des nombreux tableaux où Vincent van Gogh a peint de vieux souliers. On n’en sait rien par Van Gogh lui-même, sauf le titre par lequel le tableau est désigné : «Vieux souliers aux lacets». Cela semble être le nom d’un plat nommé dans un menu : «bifteck aux spaghetti», qui évoque la figure de Charlot dont les souliers ont été magnifiés en œuvre d’art dans le film : «La ruée vers l’or». Ils y sont transcendés en un repas pour vagabond affamé : les semelles mangées comme des biftecks avec une garniture de lacets engloutis comme des spaghetti, en suçant les clous comme des osselets. Mais Van Gogh n’a pas connu Charlot, ni ce film, ni le cinéma.

Heidegger voulant expérimenter ce qu’est en vérité le produit, qu’il a placé entre la chose et l’œuvre, prend comme exemple «une paire de souliers de paysan[2]». Ensuite il déclare qu’à titre d’illustration il «choisit un célèbre tableau de Van Gogh», dont il a dit précédemment (la succession des dires est significative) qu’il «représente une paire de chaussures de paysan» et «voyage d’exposition en exposition [3]» : donc un produit. Il enchaîne : «l’être-produit du produit réside en son utilité … le produit sert à la paysanne aux champs qui porte les souliers». Le paysan est devenu paysanne, passons. Mais «tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples souliers vides qui sont là sans être utilisés, nous n’apprendrons jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit[4]… Autour de cette paire de souliers de paysan il n’y a rien où ils puissent prendre place…même pas une motte de terre, une paire de souliers de paysan et rien de plus. Et pourtant…»

Et pourtant, Heidegger entonne soudain un péan célébrant la paysanne :

« … Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide… À travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même… en sa disponibilité. C’est elle qui nous révèle ce qu’est en vérité le produit[5]».

Nous appelons vérité un jugement qui l’oppose à la fausseté, à l’erreur. Le philosophe l’appelle dans le sens du mot grec a-lethéia, qui l’oppose à l’oubli, au caché : sa vérité est un dévoilement, une révélation, un rappel. Il y a quelque chose plutôt que rien, qui était dissimulé dans la boite noire figurant la terre : peut-être son «appel silencieux», ou pour un autre «ce qu’on croit dans la tombe et qui sort, ce qui renaît quand un monde est détruit»[6]: l’être-produit du produit, ce que l’œuvre fait, qui opère l’éclaircie de l’être, la mise en lumière, c’est «la poèsie ardente» ; ce qu’elle convoque, un autre l’a appelé : «l’aurore».

Jusqu’à présent il n’a pas été question d’art : ce qu’est en vérité l’être-produit du produit réside en son utilité, qui est sa disponibilté pour la paysanne : un fonctionnement digne de confiance. L’être-produit du produit réside alors dans le but dévoilé de l’œuvre, quelle qu’ait été son origine, celle de l’artisan, qui est ce que l’œuvre fait en réalité, ici selon l’auteur faire en sorte que la vérité puisse advenir : un combat entre l’éclaircie de l’être et sa réserve. Les chaussures du tableau font voir l’être et c’est par là qu’elles sont des œuvres d’art.

Mais l’être-produit du produit qui réside dans son utilité, sa disponibilité s’il s’agit des souliers du tableau illustrant ceux du paysan-paysanne, a disparu par l’usage prolongé, les lacets défaits en témoignent. Souliers pour souliers, Heidegger eut été mieux inspiré de parler de sabots et de méditer sur ceux de l’angelus de Millet ou de ses glaneuses : son commentaire pathétique n’aurait soulevé aucune interrogation. Comparant au contraire ce que moi-même et mes semblables voyons dans le tableau de Van Gogh à ce que ce philosophe déclare y avoir vu, je ne peux m’empêcher de penser à ce que le savetier d’Apelle avait vu dans son tableau, selon Pline l’Ancien : «Pas plus haut que la chaussure !» lui avait ordonné cet autre grand peintre. Qu’aurait dit Van Gogh au philosophe, nous ne le saurons pas : il a souvent peint des vieux souliers mais n’a pas dit pourquoi. Il n’a pas écrit : «Ceci n’est pas des vieux souliers», sous-entendant : «Ceci est un tableau».

Nonobstant Apelle, le soulier est un étant en relation avec d’autres par son usage : le pied, les lacets, la marche, le chemin, mais justement pas dans la vision de ce tableau de Van Gogh ; on ne sait pas d’où il vient, sorti de quel pied, où il va, on est tenté d’y voir une œuvre d’art autoréférentielle, sans signification ni but. Mais dans la vision du produit par Heidegger : des vieilles chaussures champêtres, l’œuvre contient la vérité du produit, son être-produit, ces chaussures enracinées dans la «terre» sont sanctifiées par les pas du labeur qu’elles ont contenus, elles révèlent la terre de sillons labourés en boustrophédon avant l’arrivée du tracteur. L’œuvre d’art fait éclore l’être de l’étant, ce qui fait éclore un horizon, ouvrir au monde de la paysanne, qu’elle révèle.

L’ennui c’est que Van Gogh a pris la peine de dire un jour à son ami Gauguin, qui l’a rapporté, ce qu’il ressentait en peignant ce genre de tableau, et quelles godasses il peignait : en aucune manière celles d’un paysan devenu paysanne par fécondation dans le ventre de la terre originaire, mais d’après Gauguin celles de Van Gogh lui-même qu’il a portées dans sa jeunesse pour aller à l’étranger (la Belgique) prêcher l’évangile dans les usines. Elles ont supporté les fatigues du long voyage d’un pélerin. L’œuvre d’art «choisie» comme illustration par le philosophe a donc de fortes chances de ne pas être une clarté matinale de l’être dans la campagne, mais la souffrance de l’artiste en errance en milieu ouvrier. Obsédé par l’être, Heidegger voit les choses autrement :

«L’être-produit du produit a été trouvé. … Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé …l’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire dans le tableau. Avant tout, l’œuvre n’a nullement servi comme il pourrait sembler d’abord, à mieux illustrer ce qu’est un produit. C’est bien plus l’être-produit du produit qui arrive, seulement par l’œuvre et seulement dans l’œuvre à son paraître[7]»

«Ce paraître de l’être-produit n’aurait pas lieu dans un ailleurs que l’œuvre d’art pourrait illustrer en y renvoyant, il a lieu, proprement et seulement en elle, dans sa vérité même », commente Jacques Derrida, appelé au débat ; «ce n’est pas en tant que chaussures-de-paysan, mais en tant que produit ou en tant que chaussures comme produit que l’être-produit s’est manifesté[8]»

  1. Oeuvre ou produit ?

Heidegger choisit un célèbre tableau, pour illustrer un produit, en tant que produit et non en tant que tableau, l’appartenance à un monde et à la terre. Mais alors pourquoi avoir choisi une peinture ? demande Derrida . Pourquoi pas directement la chaussure-de-paysan ? De quoi s’agit-il au moment où intervient la prétendue illustration : l’interprétation de la chose comme matière mise dans une forme domine la théorie esthétique de l’art ; ne serait-ce pas à partir de la chose comme œuvre ou comme produit que ce concept se serait constitué ?

Selon Heidegger, le produit (chaussures) a sa place intermédiaire entre la chose et l’œuvre (tableau), bien que l’œuvre ressemble davantage à la chose pure et simple ne renvoyant qu’à soi : le noyau placé dessous. Selon Derrida, chacun de ces trois modes d’être passe au dedans puis au dehors de l’autre : comme un lacet passant et repassant dans l’œillet de la chose : de dedans au dehors et inversement, sur la surface externe et sous la surface interne (hypokeimenon) et vice versa, de sorte que l’oeuvre peut être vue aussi comme un produit.

Fort bien, mais avant de «choisir» un tableau, «au cours de cette interrogation sur le produit comme matière informée, l’exemple de la paire de chaussures survient dans le texte au moins trois fois avant et sans la moindre référence à une œuvre d’art, qu’elle soit picturale ou autre», en même temps qu’une cruche, qu’une hache, donc comme produit réel. «En tous les cas, cet exemple se passe très bien pendant de longues pages de toute référence esthétique ou picturale[9]».

Faute d’avoir trouvé un témoignage irrécusable de Van Gogh lui-même déclarant d’où viennent les chaussures du tableau et «ce qu’est en vérité la paire de souliers», on pourrait penser à la fin du film : Le Faucon Maltais, où un flic demande quelle est la matière de la statuette d’oiseau que les protagonistes viennent de casser, et où Humphrey Bogart lui répond en citant Shakespeare  : c’est encore bien mieux des godillots du tableau et de «ce qu’ils sont en vérité» pour Heidegger, puis pour ses nombreux contradicteurs, qu’on pourra dire comme le magicien Prospero qu’ils sont «de la matière dont les rêves sont faits » : une illusion collective créatrice de visions de tous ceux qui ont regardé le tableau, chacun à sa façon, l’illusion de Heidegger lui-même étant d’avoir cru voir s’introduire «la pire des illusions» précisément. Exemple saisissant d’illusion créatrice du poème de l’être, de la terre, de son appel silencieux, du «combat entre la réserve de la terre et l’éclaircie du monde», faisant suite à l’illusion créatrice d’une activité supposée introduite sous le pinceau du peintre, l’enracinement des souliers dans la glèbe : à croire que la subjectivité évidente de Van Gogh a engendré chez Heidegger, s’il est sincère, une hallucination subjective, fantasmatique, inconsciente, correspondant à ses croyances. Mais en 1936 a-t-il vraiment été sincère ?

Un débat curieux s’est élevé à propos de la conférence de Heidegger sur l’origine de l’art prononcée en novembre 1936. Il en est résulté à terme une controverse interminable, qui perdure, opposant un grand nombre de personnages réputés sérieux, dont les propos sont rapportés dans l’Internet des objets : ils ont donné lieu à une conférence à NewYork en 1977, un polylogue du philosophe Jacques Derrida suivi d’un débat, qui a même été reproduit dans une pièce de théâtre jouée à Genevilliers en 2013 ; on peut aussi trouver dans Internet une autre pièce de théatre fictive racontant cette histoire, déjà lue à Valence en 1993[10]. L’affaire se présente donc avec la structure temporelle d’un récit  et mérite d’être présentée d’abord sous cette forme.

ACTE I : Heidegger, Sujet désirant ne lui déplaise, tente d’atteindre un objectif : concevoir et retrouver l’origine de l’œuvre d’art, au bénéfice d’un Destinataire : l’ensemble de ses disciples et auditeurs, et si possible de membres du parti nazi dans leur disposition d’esprit en 1936 ; but et utilisateurs qui lui sont proposés par des Médiateurs qui lui ont désigné l’objectif, et l’on mis en mouvement dès 1931, savoir : un «tournant» opéré sur son œuvre précédente Etre et Temps, puis son adhésion au parti nazi . Le Sujet rencontre sur son chemin des Opposants : incompréhension de son discours par les nouveaux dirigeants, incompréhension de l’art par les nazis, l’empêchant de prendre ses exemples dans l’art moderne, dont on n’a aucune raison de penser qu’il le rejetait ; il accomplit l’action à l’aide d’Adjuvants : des souliers de paysan, et introduction en contrebande d’un artiste moderne, Van Gogh, en contournant les obstacles culturels créés par le pouvoir en place à l’aide d’un être-produit de produit.

ACTE II : La publication de la conférence après la guerre en 1949 provoque de nouveaux Opposants : des experts en peinture, auxquels répondent d’autres Adjuvants : les disciples et thuriféraires du philosophe ; et d’autres Sujets, qui écrivent la suite du récit.

Heidegger a dit lui-même qu’il «choisit un célèbre tableau de Van Gogh qui a souvent peint de telles chaussures» : un tableau montrant «une paire de souliers». Faute de mieux, je choisis de rapporter l’histoire dans l’ordre chronologique, ce qui a pour effet de suggérer une autre version des faits ; mais d’un bout à l’autre de cette affaire, la possibilité demeure que la raison : post hoc ergo propter hoc égare le jugement vers la création de pistes illusoires.

PROLOGUE 1880 : Van Gogh est un peintre célèbre qui a été inspiré par ses contemporains et a inspiré à son tour l’expressionnisme. Il a peint plus de deux mille toiles, dont il parle dans de nombreuses lettres écrites à sa famille, mais il n’y parle pas de la douzaine de tableaux où il a peint des souliers. Certes il a beaucoup peint les champs, et la foulée à travers champs de paysans et de paysannes, ainsi que des scènes et portraits de ce monde paysan comme «les mangeurs de pommes de terre». Au surplus il a écrit : «Je suis un peintre de paysans…c’est là que je me sens dans mon milieu». Mais il a peint aussi souvent des scènes et des personnages du monde de la ville, d’où le débat : qui est le propriétaire de ces souliers, dont l’identité met en cause la vérité dévoilée par l’art.

ACTE I : 1931 : au «tournant», Heidegger écrit l’origine de l’art , première version non publiée : pas de Van Gogh, seulement un temple grec.

1933 : il se retrouve dans la «pensée» nazie, identifiée par erreur à la sienne, puis déchante, les nazis ne le comprenant pas. Cette même année un expert en peinture nommé Goldstein est expulsé d’Allemagne et trouve refuge via Amsterdam aux États Unis, où il devient professeur à l’Université Columbia de New York.

1935 : Heidegger reprend la première version, donne une conférence mais toujours pas de Van Gogh.

Novembre 1936 : Van Gogh apparaît enfin dans une deuxieme conférence. Heidegger repère «le produit en vérité : un soulier de paysan», choisit un célèbre tableau de Van Gogh comme illustration de ce produit, ne parle pas du contenu culturel, mais des images évoquées, qu’il prétend à l’origine de l’œuvre, dans des termes somme toute acceptables par le parti. Il n’est pas impossible que Van Gogh ait été introduit en douce, dans un climat délétère. Les nazis agréeront le temple grec, conforme à l’art allemand, mais ils détestent Van Gogh, son expressionisme : Heidegger lui reproche son subjectivisme, mais il ne voit ici ni l’un ni l’autre. Dans l’optique nazie les souliers vieux et laids sont des godasses bonnes à jeter, rien d’autre, en aucune façon une œuvre d’art, sinon dégénéré. Mais Heidegger dit que Van Gogh peint leur intérieur où il prétend voir un champ. Heidegger se sent profondément paysan, il est à son aise dans ses chaussures.

En 1936 Hitler était au sommet de sa gloire civile, accepté et admiré par beaucoup, aveugles à sa brutalité ; le redressement spectaculaire de l’Allemagne impressionnait, les méfaits du nazisme encore sous-estimés, voire méconnus, et on pensait que c’était peut-être temporaire : on attendait de voir comment les choses allaient évoluer en évitant de se compromettre. Devant les exactions la réaction populaire était : est-ce que le Fuhrer est au courant ? On a connu ça en France aussi. Mais Heidegger était plutot à l’abri avec sa carte du parti.

Juillet 1937 : La propagande nazie a organisé à Munich une grande exposition présentant face à face : l’art dégénéré (Entartete Kunst), 650 œuvres des plus grands artistes de l’art moderne, entourées sur les murs de commentaires injurieux, qui ont été ensuite vendues ou brûlées ; et l’art allemand vantant la famille (blonde aux yeux bleus, nombreuse), le travail des champs et des usines, le corps athlétique en style néo-classique, et le combat. Deux millions de visiteurs furent attirés, la plupart par l’exposition de l’art dégénéré si l’on en juge par la longueur des files d’attente.

Le décrochage des cimaises des musées des œuvres d’avant garde ou au moins son annonce, et «l’installation» spéciale qui a dû prendre «un certain temps», ont dû avoir lieu au moment où Heidegger a prononcé en novembre 1936 sa nouvelle conférence sur l’origine des arts, où «après» avoir mis l’accent sur la chaussure de paysan, il a «choisi» de l’illustrer par un «célèbre tableau de Van Gogh» : «recours justifié d’abord par une question sur l’être-produit et non sur l’œuvre d’art. C’est comme en passant et après coup qu’on semblera parler de l’œuvre en tant que telle. Au point où Heidegger propose de se tourner vers le tableau il ne s’intéresse donc pas à l’œuvre, seulement à l’être-produit dont les chaussures –n’importe lesquelles– fournissent un exemple[11]». Il dit que les tableaux de ce peintre, gardien de leur être, sont des œuvres d’art, mais trouve le moyen de n’y voir que l’être-produit du produit : à l’intérieur de vieilles chaussures usées. Quelle signification donner à ce non-dit ? L’opposition ouverte étant suicidaire à partir de la nuit des longs couteaux, l’allusion profil bas était une nécessité. Heidegger qui n’était pas un opposant n’est pas allé plus loin. Son propos était de placer une vérité dévoilement face à la vérité adéquation bénéficiant du prestige de la science. En matière de vérité, le pouvoir en place qui opposait une science aryenne à la science juive, un art allemand à l’art dégénéré, aurait condamné la vérité de tout dévoilement non conforme.

J’ignore la contre-indication philosophique (je ne vois pas d’autre source) en vertu de laquelle on n’a pas retenu ce scénario hypothétique. Le témoignage de H. G. Gadamer ne le dément pas, et il a certainement dû venir à l’esprit de quelques intervenants : au moins Jacques Derrida, qui a connu et subi le climat de Vichy, de la Révolution Nationale et des nazis français sous occupation allemande ; mais il a préféré développer un long discours pour tout déconstruire : le tableau, le texte de Heidegger et celui des autres intervenants ; tout sauf Hitler, son fantôme.

ACTE II : 1945. Dénazification. Sous Hitler, en dehors des victimes, il y a eu en Allemagne quelques opposants et retournements de vestes finaux, beaucoup de silencieux terrorisés, mais les nazis ont commis des crimes tellement abominables qu’on a du mal à imaginer l’existence de nazis «modérés». Pourtant le tribunal de Nuremberg n’a pas condamné à mort tous les accusés, il a décélé des nuances. On a admis l’existence de mitlaufer, de suiveurs, où l’on a classé Heidegger. Concernant notre sujet, l’art moderne vilipendé était réellement exécré par le peintre Hitler, mais en marge de leur action publique, voire en cachette, on peut noter que Goering a «acquis» (bien mal) des tableaux de Van Gogh ; et Hiltler lui- même préférait La Veuve Joyeuse de Franz Lehar aux Walkyries de Wagner mais se gardait de le dire.«L’origine de l’œuvre d’art» est publiée à Francfort :

1949: Goldstein situe l’œuvre de Van Gogh évoquée à une époque où Van Gogh habitait à Paris, conteste son interprétation paysanne, fait part de ses doutes à son collègue à Columbia, l’expert américain Meyer Schapiro. Il meurt en 1965. Interrogé en 1965 par Meyer Schapiro, Heidegger lui dit avoir a vu ce tableau dans un musée d’Amsterdam en 1930 : c’est le tableau intitulé : «Vieux souliers aux lacets».

1968 : Meyer Schapiro produit une enquête d’expert, dont le style terre-à-terre contraste avec le lyrisme du philosophe[12]. La conclusion de son enquête est que Van Gogh a peint ses propres souliers alors qu’il habitait en ville, qu’il faut retenir le témoignage de Gauguin qui est le plus crédible, que la paysannerie ne fait rien à l’affaire. Il publie son enquête en hommage à Goldstein.

ACTE III. : 1977. Arbitrage. Le philosophe Jacques Derrida, disciple et thuriféraire de Heidegger, est appelé à donner une conférence à New York en présence de Schapiro, à propos de laquelle il publie à la fin de son livre La vérité en peinture publié en 1978 ce qu’il appelle un «polylogue à n+1 voix- féminine», apparemment une reconstitution du débat entre n intervenants en présence d’une femme organisatrice.

Derrida intervient d’une manière qui n’est pas sans rappeler le maître de philosophie du Bourgeois Gentilhomme. Il consacre pas moins de 150 pages à déconstruire le débat en noyant le poisson dans un fatras de détails. Essayons de ne rapporter que ce qui a trait à des illusions créatrices d’interprétations du tableau.

Derrida fait de son mieux pour apparaître comme un juge impartial renvoyant dos à dos des plaideurs qui rappellent aussi les Plaideurs de Racine, par la minceur de la cause qu’ils défendent : l’interprétation de Heidegger est peu défendable, le juge avocat de son maitre s’en sort en fragilisant celle de son contradicteur, qu’on peut contester aussi. L’origine de l’œuvre d’art est un sujet qui mérite l’attention, mais des propos tenus négligemment à propos d’un tableau de Van Gogh, mis en cause par deux experts en peinture, méritaient-ils que Derrida ait consacré un pavé de cette taille à la défense de son modèle, étendue à des considérations prolixes en très grande partie hors sujet de controverse…

Ainsi il s’étend longuement sur les lacets des souliers qu’il évoque sous diverses formes dont celle de chèques au porteur d’obligation de vérité (?) tirés sur deux sociétés à responsabilité limitée: une SARL Heidegger paysanne et une SARL Schapiro citadine. Des chèques barrés de deux traits séparant une chaussure de l’autre, ou figurant le cadre du tableau, qui le coupent de l’extérieur comme une boite noire[13]. Derrida récidivait : cette même année 1977 il avait publié tout un livre de 300 pages intitulé : Limited inc, a,b,c… à propos d’une SARL imaginée[14] sur un sujet encore plus futile. Alors que Schapiro comme Heidegger sont d’accord pour voir dans le tableau une paire de souliers : de Van Gogh lui-même pour le premier, de la paysanne pour le second, Derrida voit deux souliers du même pied : donc d’aucun sujet. Il revient à la démarche heideggerienne sur la chose et l’oeuvre, et le concept de chose qui lui est tombé dessus en insultant ce qui est chose dans la chose . En traduisant hypokeimenon par sujet, on a fait disparaître de ce sujet ce qui est dessous, le sol qui vient à manquer, le noyau de la chose. Le chemin de la pensée doit s’accorder «avec ce « sujet » en son lieu propre, avec son paysage, sa paysannerie, son monde, et cette chose qui n’est ni du sol ni du paysan mais entre eux, les chaussures». Et de qualifier en conséquence l’attribution des chaussures du tableau à un «sujet» : le paysan, ou Van Gogh lui-même, de «naïve, primesautière et précritique[15]». Devant la description pathétique de la paysanne par Heidegger, alors qu’on méditait sur l’origine de l’art, sur la vérité dévoilement, Derrida, ou l’un des n acteurs du polylogue, pouffe de rire : la chute de tension est trop forte, il croit se retrouver en pleine visite organisée de touristes qui descendent du car, dont il donne une description truculente ; il reprend toute la conférence de l’origine de l’art sur le mode du discours tenu par un guide local souabe, avec projections, sans oublier le japonais qui pose des questions en aparte. Il reproche au passage à Heidegger comme à Shapiro leur sérieux professoral : pourquoi n’ont ils pas déconstruit pour détendre l’atmosphère. On est à mille lieues du scénario sous croix gammée imaginé plus haut.

C’est peut-être faire preuve à nouveau de subjectivité que d’adopter une vision attribuée au peintre, qui dirait que ces chaussures sont celles d’un vagabond, émigré, solitaire, qui a fui sa terre natale et qui erre dans une grande ville : d’un nomade, et non celles d’un paysan- paysanne, attaché à la sainteté du travail de «la terre qui ne ment pas» : du moins le prétend-il-elle en tenant le langage-langue de Heidegger.

On se souvient de la parole qui l’a activé, écrite sur commande par le juif pacifiste Emmanuel Berl, prononcée à la radio le 25 juin 1940 par Pétain à l’adresse du peuple français : ― «Ce n’est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal : la terre, elle, ne ment pas. Elle est votre recours, …Une jachère à nouveau emblavée, c’est une portion de la France qui renaît…» À nouveau la jachère : le bon apôtre. Par cette adresse, Pétain annonçait la signature d’un armistice : il stipulait le versement de quatre cent millions de francs par jour aux autorités allemandes, somme avec laquelle elles achetèrent entre autres une grande partie de la production de cette terre qui ne ment pas, jachères comprises, ne laissant aux français en liberté que des rutabagas menteurs, les bons et vrais produits que les paysans parvenaient à dissimuler, et ceux qu’on pouvait se procurer au marché noir avec de l’argent là où il en restait encore.

Selon que les souliers sont les sabots de la paysanne enracinés dans la terre, ou les godasses de l’émigré qui arpente le macadam de la ville, l’art dit la relation à la terre, ou au contraire l’exil de l’homme apatride : n’y aurait-il pas un enracinement entre les pavés d’une banlieue, où les grands voyages finissent au bout de la rue ? L’art ne révèle alors aucun être local, mais donne un sens à l’errance sans patrie en révélant à l’homme la souffrance de sa marche vers une terre promise toujours refusée : au lieu de l’enracinement, un déracinement imposé, la course vers un autre destin.

Les chaussures de Van Gogh nous font ressouvenir des émigrations, des expulsions, qui ont jalonné l’histoire. Elles nous conduisent à des paysages urbains désolés, à des rues sans nom. Elles ont oublié les chemins de campagne ou de forêt qui «s’arrêtent soudain dans le non frayé».

En recherchant la vérité dans deux visions opposées d’une paire de vieilles chaussures, c’est d’abord l’économie plutôt que l’art qu’on a rencontré, qui a révélé leur être-produit.

On a opposé le sédentaire agriculteur, Caïn, au nomade berger, Abel, qui se disputent le même territoire ; ou le paysan au marin, quand on voulait opposer aussi les territoires.

Le sédentaire agriculteur est introverti comme les crustacés : il se défend contre le hasard en s’enfermant dans son terrain. Il y édifie des structures à loisir hors du temps et privilégie les biens fonciers: le sédentaire agriculteur est un être des stocks. La terre est un stock. Mais le voyageur qui le réapprovisionne de produits identiques gère lui aussi un flux stationnaire comme un stock, et recommence sans cesse le même voyage.

Le vrai nomade, berger ou marin, est un être des flux qui fluctuent avec une composante aléatoire : extraverti comme les vertébrés, être des lointains, il vit dans un système ouvert à tous les vents, qu’il scrute en permanence pour s’auto-régler ; il a besoin de biens liquides mis à disposition à tout moment. Le monde est un flux changeant.

Le paysan être des stocks dont l’art révèle la vérité à travers ses chaussures figure assez bien le modèle médiateur attaché à la terre travaillée, objet dissimulé de son désir. L’artiste est attiré par ce modèle qui lui révèle l’objet de son propre désir : la terre sous les pieds de ce paysan qu’il désire être tout en restant lui-même.

De même le nomade, être des flux figure le médiateur qui se croit attaché à une terre promise dans les lointains, là où l’herbe pousse : terre objet du désir du berger, transmuté en objet du désir de l’artiste par imitation du modèle de l’errant apatride déraciné ; mais le marin qui ne s’arrête nulle part est en fait attaché, enraciné à l’eau qui coule sous lui, avec lui.

[1] HEIDEGGER M op. cit. p. 44

[2] Ibid. p. 32

[3] Ibid. p. 15

[4] Ibid. p. 33

[5] Ibid. p. 34. La disponibilité, temps pendant lequel le fonctionnement du produit est digne de confiance, le produit-à-disposition n’est pas en panne, est proposée comme traduction de : die Verlässlichkeit. Elle implique le resserrement des lacets produisant la tension qui assure la solidité des souliers, leur fiabilité de l’usage pour la marche.

[6] HUGO V. : Stella, in : Les Châtiments

[7] Ibid. p. 36

[8] DERRIDA J. : Restitutions de la vérité en pointure, in : La vérité en peinture, Flammarion, Champs, 1978, p. 337

[9] ibid. p. 338-339

[10]www. jmsauvage. fr/arts/martin-heidegger-et-l’origine-de-l’œuvre-d’art

[11] DERRIDA J. : op. cit. p. 342

[12] SCHAPIRO M. : l’objet personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de heidegger sur van Gogh, traduction publiée in Revue Macula 1978.

[13] DERRIDA J. : op. cit. , p. 320

[14] Dans un opuscule intitulé : « Pour réitérer les différences (l’Éclat), réponse à Derrida »concernant son interprétation de JL Austin, le philosophe américain J. R. Searle disciple de JL Austin, exprimait p. 1 sa dette à l’égard de H. Dreyfus et de D. Searle pour la discussion de questions austiniennes, et p. 3 expliquait que quand il assistait à un concert il communiquait avec son épouse par l’écriture, sur des bout de papier. Derrida a publié en réponse tout un livre guerrier intitulé : « Limited inc, a,b,c… » prétendument ironique (les 3 points sont signifiants) ; il imagine que J. R. Searle, H. Dreyfus qu’il dit connaître, et un certain D. Searle dont il demande : Qui est-ce ? auraient créé une SARL ! (lol) en éliminant les e muet de Searle. Derrida pouvait facilement vérifier dans les acknowledgements que D. était Mrs Searle qui se prénomme Dagmar : peut-être l’a-t-il fait, mais a tenu à développer son jeu de mots sur 300 pages, pas moins.

[15] Ibid. p. 327

 

[1] BALZAC H. : Le Chef d’œuvre inconnu, in : La Comédie humaine

[2] HEIDEGGER M. L’origine de l’œuvre d’art, in : Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, pp. 81, 82 et 52,61

[3] ibid, p. 84

[4] SAINT EXUPÉRY A. : Le Petit Prince, Gallimard, 1946, p. 57

Publié dans RÉFLEXIONS | Laisser un commentaire

Les déclarations tonitruantes de M. Zemmour !

Dans le conte d’Andersen sur le pouvoir persuasif des majorités : « Les habits neufs de l’empereur », un petit enfant s’exclame à son passage : « Mais il est tout nu ! ». J’ai l’impression de vivre ce que cet enfant a ressenti.

Les déclarations récentes, fort bruyantes, de M. Zemmour m’interrogent : je ne peux m’empêcher de les comparer aux estimations du Professeur Rollin, qui a signalé de manière explicite quelles sont, selon lui, les marques distinctives de la connerie, de la bêtise humaine ; qui la distinguent clairement de l’ignorance, de la stupidité :

– la bonne conscience, la certitude de détenir la vérité : le con ignore le doute, il le méprise ; il ignore qu’il est con, il persévère dans l’erreur, il prétend l’imposer à autrui !

  • l’inconséquence, l’absence de jugement : le con ne réfléchit pas, il parle pour ne rien dire en énonçant des tautologies de la forme : « un A est un A »,  il agit même contre son propre intérêt
  • l’absence d’empathie : le con affiche de fausses sympathies de façade
  • l’absence de goût
  • la grandiloquence d’un langage fleuri

Je me vois obligé de reconnaître que ces critères, dont je reconnais la pertinence,   s’appliquent parfaitement aux déclarations de M. Zemmour, qui en sont l’application directe (à l’exception possible de l’absence de goût, dont je ne puis juger) .

Un autre commentateur de la connerie humaine, qu’il distingue de l’ignorance : M. Pascal Engel, en a présenté une analyse similaire, presque identique  dans ses conclusions (Pascal Engel : De la bêtise à la connerie et à la foutaise : Essai d’une classification des types de bêtise draft, paru dans : « JF Marmion, psychologie de la connerie, sciences humaines 2019 »). Selon ces auteurs, M. Zemmour serait donc un con.

Or M. Zemmour, assurément, ne se comporte pas du tout comme un con dans les affaires ordinaires, loin de là ! A plus forte raison les nombreux supporters de ses idées : M. Eric Ciotti, les représentants de gilets jaunes, les militants de génération Z, etc. etc ; ils ne sont en rien concernés par les définitions de la connerie humaine rappelées plus haut.

  1. Zemmour lui-même apparaît comme un homme instruit, cultivé, et imaginatif : il aime faire des contes !

Mais cela n’a rien à voir avec les déclarations citées par ailleurs de M. Zemmour, qu’il partage avec un certain nombre de bonimenteurs, inventant avec aplomb, dans des émissions d’une soi-disante « Téléréalité », des « complots » ourdis par des ennemis imaginaires responsables de tous les désordres qui surviennent, et promettant d’y mettre un soi-disant bon ordre.

Certains d’entre eux sont même parvenus à devenir Présidents d’une République ! Je ne crois donc pas injurier M. Zemmour en le comparant à eux.

Je puis alors m’associer aux appréciations formulées par le professeur Rollin, et d’autres observateurs, à propos de ces situations, prétendument « extra-ordinaires » : « qui se sent morveux, qu’il se mouche. »

Publié dans RÉFLEXIONS | 4 commentaires

11- La fin du Néolithique

Depuis la dernière guerre: quand la démocratie sonne à votre porte à sept heures du matin ce n’est plus le laitier, ni le charbonnier : c’est le livreur du supermarché qui vous apporte des produits alimentaires relevés sur Internet.

Des citadins courageux essaient bien de cultiver des légumes et des fruits sur les terrasses des tours et d’y traire quelques vaches pour disposer de produits frais, mais cet apport est marginal : l’essentiel provient de camions frigorifiques circulant dans le réseau routier, en attente d’une commande de conserves.

Continuer la lecture

Publié dans AVATARS DE LA VÉRITÉ, MYTHES | Laisser un commentaire

10- Du Maroc à Paris

À la rentrée d’octobre 1944 on m’a nommé maître auxiliaire de mathématiques au Lycée Lyautey de Casablanca , où j’ai retrouvé quelques uns de mes anciens professeurs, et j’y ai continué à préparer le concours d’agrégation.

Ordre de mission

Peu après il s’est produit un incident imprévu: j’ai reçu en janvier 1945 un ordre de mission du Ministère de l’Industrie (papier officiel de la 4ème République traversé par un ruban tricolore)me déclarant de nationalité française et m’enjoignant de rejoindre au plus vite l’Ecole des Mines de Paris, demandant à toutes autorités de faciliter mon voyage. Il ne contenait aucune précision sur le motif et l’objet de la mission.

Il m’était facile de répondre que c’était une erreur: je n’étais pas de nationalité française, je n’avais pas à recevoir d’ordre de mission. J’ai hésité un moment: notre mésaventure avec le passeport espagnol de mon père m’avait laissé un mauvais souvenir. Puis je me suis dit que c’était l’occasion que j’attendais depuis longtemps de quitter enfin le Maroc. Continuer la lecture

Publié dans HISTOIRES, L'HISTOIRE | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

9- Drôle de guerre

C’est où la France?

En cette année 1937, notre professeur d’histoire et de géographie est un jeune agrégé débutant de grande taille: Jean Dresch, qui deviendra par la suite (après la guerre) directeur de l’Institut Géographique National, et membre du Comité Directeur du Parti Communiste.   Pour l’heure il se montre soucieux de nous préparer à faire une bonne prestation à l’oral du baccalauréat. Le programme de géographie est la France. Il a vite fait de repérer qu’ aucun de nous ne connaît la France. Il se montre pratique:

—L’examinateur va vous interroger à l’oral sur une région: mettons le Bassin Parisien, ou le Jura. Il faut que vous puissiez parler assez avant qu’il ne s’aperçoive de votre ignorance. Sachez que toutes les régions de France se répartissent en quatre types de végétation, formant quatre paysages caractéristiques: la prairie, le bocage, la garrigue et le maquis. Je vais vous les décrire, et vous indiquer sur la carte où ces paysages se rencontrent.   Vous commencerez par vous étendre sur le paysage, la végétation de la région sur laquelle vous serez interrogé. Si vous gardez bien en tête mes descriptions, vous pourrez en parler pendant dix minutes. Pour le reste, essayez quand même d’apprendre un peu par cœur et de situer la Nomenclature.

Il appelle ainsi les noms des villes, des fleuves, des montagnes, etc. C’est à ses yeux la composante humaine de la géographie: les gens ont tendance à se rassembler à la limite entre deux végétations, pour échanger leurs produits, ou bien sur les cours d’eau, au bord des mers, parce que l’eau facilite les communications.

Quelques mots à propos de cette géographie, que j’ai eu l’occasion d’enseigner autant que les mathématiques.

Un bocage est une région où les champs sont enclos par des levées de terre portant des haies qui marquent les limites de parcelles séparées par des chemins creux: de loin cette végétation donne l’impression d’être une forêt.

La garrigue et le maquis sont les végétations en terrain sec du pourtour méditerranéen.

La prairie est une végétation d’herbes qui peut abriter une grande biodiversité si le sol est pauvre; s’il est riche, un petit nombre de plantes élimine les autres.

La maladie de mon père est une source de soucis pour tous: Élie interroge un de ses amis francs-maçons qui est médecin:

—Entre frères, tu peux me dire la vérité: j’ai pour combien  de temps à vivre?

L’autre hésite, puis lâche:

—Cinq ans.

La prédiction s’est avérée exacte, hélàs: mon père décèdera en 1942; il n’existait à l’époque aucun traitement efficace.

Nous partons à Saint Nectaire pour les trois semaines de cure. L’albumine tombe à trois grammes: c’est la limite du syndrome nephrotique. Elle ne descendra pas plus bas.

Nous nous rendons ensuite à Paris pour voir l’Exposition Internationale. Il y a énormément de monde, on se bouscule dans le métro. J’admire le Palais de Chaillot, tellement plus beau que l’horrible Trocadéro qu’il a remplacé, mais je ne trouve aucun pavillon vraiment intéressant, excepté le Palais de la Découverte. Je suis bien plus intéressé par la visite de Paris: le Louvre, les Grands Magasins, et même le Musée Grévin.

De retour au Maroc en octobre 1937, nous déménageons pour nous rendre à Casablanca, où mes parents sont mutés.

Le professeur d’histoire et géographie, nommé   Proutier, éprouve une admiration sans bornes pour un jeune collègue du lycée de Rabat, qu’il tient pour un savant éminent: il s’agit de Jean Dresch, dont j’ai raconté comment il nous enseignait à parler pendant un quart d’heure d’un pays que nous n’avions jamais vu en donnant l’impression que nous le connaissions. En revanche il exprime des vues nationalistes opposées à celles de son modèle.

En Mars, c’est l’Anschluss:   Hitler proclame l’annexion de l’Autriche, les juifs autrichiens sont traqués. L’Occident se contente de paroles verbales en guise de protestation. En Tchécoslovaquie au mois de Mai, les nazis provoquent des émeutes, la Tchécoslovaquie mobilise. Tout le monde a l’impression que la guerre est imminente.

Curieusement, les professeurs de gauche manifestent une grande inquiétude devant l’agressivité des hitlériens et pensent qu’ils veulent la guerre tout de suite parce qu’ils ont pris de l’avance dans la course aux armements.

Au contraire les professeurs conservateurs, en particulier notre professeur d’histoire Proutier, sont certains de la supériorité du fantassin français qui fera la différence. Il ajoute d’un air entendu que la France possède quelques armes secrètes ! Je n’ai jamais su lesquelles.

Drôle d’avenir

La rentrée de l’année 1938-1939 s’effectue sous le signe de la capitulation de Munich: il est clair que ni les Britanniques ni les Français n’ont aucune envie de faire la guerre, en tout cas pas pour les Tchèques, tandis que Hitler, loin de s’en réjouir, semble furieux qu’on lui ait refusé ainsi l’occasion de devenir un grand conquérant.

Le lycée Lyautey de Casablanca où je viens d’obtenir la deuxième partie du baccalauréat, comporte une classe de mathématiques supérieures à laquelle je m’inscris: le professeur est Raymond Badiou, mon ancien professeur au Lycée Gouraud de Rabat, promu à ce poste en 1937[1]. C’est une classe préparatoire aux concours des grandes écoles, qui requièrent au moins deux ans de préparation après le baccalauréat, mais la classe de deuxième année n’existant pas encore (elle sera créée en 1943), les élèves désireux de préparer ces concours continuent leurs études pour la plupart dans un grand lycée de Paris.

On connaît la suite: au printemps de 1939, les républicains espagnols sont vaincus et le général Franco engage une répression féroce; Hitler envahit ce qu’il reste de la Tchécoslovaquie après l’annexion des Sudètes. Il exige maintenant qu’on lui rende la ville « allemande» selon lui de Dantzig, Le journaliste français Déat écrit:

—Nous n’allons tout de même pas mourir pour Dantzig ?

Mais tout le monde, comme probablement aussi lui-même quoi qu’il prétende, a bien compris que Hitler veut à cette occasion coloniser la Pologne slave, en attendant l’Ukraine, comme il l’a écrit dans son livre Mein Kampf.

Mon père et moi nous partons pour la France en Août  1939;   après notre séjour de trois semaines pour la cure à Saint Nectaire il est prévu que nous irons à Paris pour m’inscrire au Lycée Saint Louis.

Mais la nouvelle du renversement d’alliance éclate: Staline, pressenti pour signer un pacte contre Hitler avec la coalition franco-britannique, mais voyant qu’elle a laissée tomber la Tchécoslovaquie, a préféré signer un pacte avec Hitler, qui ne fait aucune difficulté pour lui offrir les États Baltes dont la coalition franco-britannique avait refusé de  lui permettre l’invasion,  et un bout de Pologne, comme au bon vieux temps du Kayser Frédéric II et de Cathérine de Russie au XVIIIè siècle. En France, les communistes sont excommuniés. Cette fois la guerre est inévitable. Elle éclatera en septembre 1939.

La classe de mathématiques spéciales la plus proche, qu’on appelle « taupe arabe » est alors celle du lycée Bugeaud d’Alger. Je m’y rends le 1er Octobre, et j’arrive avec ma valise au lycée Bugeaud à onze heures du soir. On me dirige vers l’internat, où je suis reçu par un comité qui me demande si je suis bizuth ou ancien. Ce sera le début d’un débat pittoresque. Je réponds pour l’heure que je suis un «ancien» étranger, très fatigué par le voyage.  Mes interlocuteurs traduisent  dans leur langage: « Un anss impur « tandis que je m’écrase sur le lit qu’on m’attribue.

Je suis convoqué chez le proviseur: il m’annonce que le Général commandant l’Ecole Polytechnique a refusé mon dossier de candidature, qu’il renvoie, au motif que Polytechnique ne prend pas d’élèves «étrangers» en temps de guerre. Je commence à m’interroger: qu’est ce que je fais dans cette taupe ? ne vaut il pas mieux que je m’inscrive à la Faculté ? Mais les camarades ont l’air sympathique, je reste ici jusqu’à nouvel ordre.

La taupe arabe

Encore faut-il qu’ils m’acceptent: alors que l’hypotaupe de Casablanca ne possédait aucune tradition, la taupe arabe, c’est son nom, existe depuis longtemps et respecte autant de rites et de rituels qu’une vieille religion! Les taupins forment une communauté dotée de lois, ils parlent un jargon d’initiés.

Ils se posent à mon sujet un problème existentiel qui les préoccupe. Suis-je un anss’ étranger donc impur, ou un bizuth ? En logique ordinaire, je devrais être l’un ou l’autre: l’objet « elève des classes préparatoires » possède nécessairement la propriété: « bizuth » ou:  « ancien.» Un bizuth n’est pas un ancien; un ancien n’est pas un bizuth. Mais la taupe arabe est engluée dans une « logique modale », et même temporelle: les propriétés comme les événements peuvent être possibles, ou impossibles, ou contingents, ou nécessaires, et ne sont surtout pas immuables, elles varient dans le temps. L’objet peut avoir la propriété bizuth jusqu’à une certaine époque, et quand l’époque est passée non seulement il ne l’a plus mais il ne l’a jamais eue.   Ce qu’ils expriment par la formule: « un ancien n’a jamais été bizuth. » Quand un bizuth devient ancien, il l’a toujours été : son passé a été la cause de son futur; son futur en se réalisant explique son nouveau passé reconnu; il efface le passé réel qui n’a jamais eu lieu.

 On décrète que je suis encore un bizuth puisque je n’ai pas été bizuté: je dois l’être en toute justice ne serait ce que d’une manière symbolique.   D’ailleurs mon cas n’est pas isolé: nous sommes trois anss’ impurs de provenances diverses.

L’épreuve symbolique de bizutage n’est pas bien terrible, nous l’acceptons pour avoir la paix. Je me contente de signaler à l’assemblée des taupins que leurs préoccupations manquent d’actualité: à quoi jouent-ils ? Depuis un mois c’est la guerre, ils sont de la classe 1941, ils seront mobilisés dans un an, ils sont d’ailleurs tous inscrits à la Préparation Militaire Supérieure pour être officiers et passent le temps des récrés à réciter par cœur: « La discipline faisant la force principale des armées… »

La logique des taupins me fut d’un certain secours pour arriver à me situer dans le chaos qui allait s’abattre bientôt. Comment deviner qu’une catastrophe était imminente, que l’an prochain ce serait la paix, une drôle de paix, mettant fin provisoirement à une guerre franco-allemande perdue; que la classe 1941 ne serait pas mobilisée. Une réalité qui a toujours été possible, a été sur le moment jugée très improbable; pourtant elle allait bientôt se réaliser: après il faudrait bien admettre qu’elle était nécessaire.

L’hiver 1940 s’achève. On parle beaucoup d’une bataille du coté de Narvik en Norvège, et le mois de mai arrive : nous passons les épreuves écrites des concours, j’ai finalement présenté ma candidature à l’Ecole des Mines de Paris, et à l’Ecole Supérieure de l’Aéronautique, en espérant que je ne finirai pas fraiseur ou tourneur suivant la prédiction de mes anciens camarades de lycée.

Mais la Wehrmacht ignore la ligne Maginot, la Luftwaffe bombarde Rotterdam, dont la population civile prise de panique fuit vers le sud sous le feu des Stukas.

L’État major allié n’en est pas surpris: il suffisait de regarder la carte. C’est là, au nord de la France, qu’il faut que les fantassins s’affrontent au pas de charge dans les «tranchées», baillonette au canon, après une préparation d’artillerie, courant derrière les chars Renault fonçant à 30 kilomètres à l’heure. Gamelin y envoie en première ligne les tirailleurs sénégalais et le tabors marocains, le plus loin possible de la France.

Mais Guderian franchit les Ardennes infranchissables, traverse la Meuse sans être bombardé par l’aviation alliée qui arrive après , et ses chars roulant à 80 kilomètres à l’heure arrivent bientôt à Dunkerque derrière les Alliés avec l’appui de la Luftwaffe.

Oui, les Allemands seront bientôt à Paris, inutile de préparer les épreuves orales des concours, elles n’auront pas lieu. Réduits à l’oisiveté, nous allons à la plage.

 Après la débâcle de l’armée française en juin 1940 à Dunkerque, le vieux général Weygand, appelé pour  remplacer Gamelin remercié, a exigé qu’on arrête le combat et que le gouvernement demande l’armistice: c’est sa préoccupation majeure. Le gouvernement, pas l’armée! Selon lui la ligne Maginot qu’elle a réclamée et qui n’a servi à rien ne fait rien à l’affaire: l’armée n’est évidemment pour rien dans cette situation catastrophique, créée par le Front Populaire, les congés payés, les auberges de la jeunesse, et autres facilités accordées aux ouvriers! Tout est la faute de ce gouvernement, plus précisément de la République qu’il déteste. Il est persuadé que la Grande Bretagne sera envahie et s’effondrera en quinze jours et que la guerre est terminée. La République est donc supprimée, par le Maréchal Pétain auquel une écrasante majorité de députés ont voté des pleins pouvoirs, qu’il s’empresse aussitôt d’utiliser pour supprimer la République et la remplacer par lui-même. L’État français du maréchal Pétain peut alors demander l’armistice.

  Armistice

N’ayant plus rien à faire à Alger, je retourne à Casablanca, en compagnie d’un camarade de taupe tunisien: Yvon Scemla, qui va rendre visite à ses cousines du Maroc avant de rentrer à Tunis. Son oncle et sa tante s’occupent de la femme de Pierre Mendès France, née Cicurel, qu’ils connaissent: son mari serait sur le point d’être arrêté, nous ne savons pas pourquoi. Nous apprendrons par la suite les manigances de Pierre Laval qui a organisé l’arrestation de tous ceux qui voulaient continuer la guerre. C’est à Casablanca que nous apprenons l’armistice, et le partage en deux du territoire français.

 Drôle de paix

 Les nouvelles de Paris en zone occupée mettent plus de temps à nous parvenir: les autorités d’occupation n’acceptent que des communications interzones familiales par une carte postale ouverte sur laquelle des phrases standard sont pré-imprimées. Je reçois donc une carte du Directeur de l’Ecole des Mines de Paris m’annonçant: « reçu examen Paris; bons baisers Friedel directeur mines ». Je réponds: « suis à Casablanca; quand puis je venir Paris; affection». Le directeur me répond à son tour: «  oncle Descombes vous attend à Saint Etienne ; affectueusement ». J’envoie par la Poste une lettre au Directeur de l’Ecole des Mines de Saint Etienne, en zone non occupée: il me confirme en retour que son Ecole accueillera les élèves reçus à toutes les grandes Ecoles qui ne peuvent se rendre en zone occupée pour une raison quelconque.

Je finis par embarquer fin Novembre dans un convoi pour Marseille, et j’y prends le train pour Saint Etienne, où j’arrive couvert de suie après avoir traversé un nombre incalculable de tunnels dans les Cévennes. À l’Ecole des Mines, cours Fauriel, je fais la connaissance de mes nouveaux camarades, qui sont naturellement presque tous élèves ingénieurs de l’Ecole des Mines de Saint Etienne, mais des élèves de l’Ecole de Paris comme moi sont présents: nous serons bientôt une dizaine, pour la plupart de la promotion 1939 qui viennent d’être démobilisés. Je cite ceux qui sont devenus mes amis.

Roger Gozlan était mon camarade de taupe à Alger; nous sommes inséparables tant au cours qu’aux repas, à la bibliothèque où nous travaillons ensemble: il finira victime de la Gestapo en 1943.

Eugène Moatti, démobilisé de la promotion 1939, a suivi la taupe du Lycée Saint Louis, il est l’ainé d’une famille de dix enfants de Miliana et a rejoint la résistance en 1943: il deviendra par la suite mon meilleur et plus fidèle ami, jusqu’à sa mort par accident en 1982.

Léon Rapoport est un réfugié russe, dont la famille a fui dès 1920 l’URSS bolchevique pour l’Allemagne, puis l’Allemagne hitlérienne pour la France: il est  récemment naturalisé. Il  est entré à Paris en première année de l’Ecole des mines et entre ici en deuxième année: il entrera aussi dans la résistance, qui utilisera sa connaissance des langues ; après la guerre il a fait carrière aux Etats Unis et a pris sa retraite en Floride.

A mon arrivée en novembre 1940, il était bien clair que la Grande Bretagne ne s’était pas du tout effondrée, déclarait qu’elle ne se rendrait jamais, et que tous les autres pays envahis continuaient la lutte, leurs gouvernements repliés sur Londres: l’État français est le seul pays à avoir demandé l’armistice. On ne reverrait donc pas les prisonniers de sitôt. L’effet de surprise de la blitzkrieg est maintenant éventé: tous les autres pays ont bien compris en quoi elle consiste, et les britanniques l’appliquent avec succès en Libye aux italiens. Staline lui-même, conscient  de la fragilité de son alliance avec Hitler, s’empresse   de transporter secrètement ses usines d’armement en Sibérie, hors d’atteinte de la Luftwaffe.

Les élèves de l’Ecole des Mines se félicitent de ce que Pétain ait renvoyé Laval en décembre du gouvernement; ils voyaient là un acte de résistance contre les allemands dont Laval est le collaborateur, à tort comme la suite le montrera : Pétain lui aussi collaborait bel et bien, il devait à l’occupant sa place, elle était bonne, il y tenait, et il a renvoyé Laval parce qu’il voyait en lui à juste titre un concurrent.

Des émissaires de l’État qui viennent faire des discours de propagande à l’école essaient de nous intéresser à un projet irréaliste de chemin de fer transsaharien : un os que les allemands leur a donné à ronger pour les occuper, en même temps que le retour en France des cendres de l’Aiglon, fils de Napoléon.

 Je m’étais inscrit en même temps à la Faculté des Sciences de Lyon qui n’était pas trop loin, pour continuer de préparer la licence de maths. J’y trouvai une atmosphère semblable.

Les gens avaient la tête ailleurs: le principal souci de la population était le ravitaillement, qui était difficile. La nourriture était très rationnée, toute l’énergie passait à chercher à manger. Pendant le congé de Pâques, je me rendis avec quelques camarades à la campagne, près du lac Chambon, pour chercher de la nourriture. Nous allâmes de ferme en ferme, et chacun de nous put acquérir une précieuse fourme d’Ambert. Je m’arrêtai à un restaurant local pour manger un plat d’autrefois. On y servait des carottes Vichy. Je commandai un plat de carottes: la serveuse ne me comprit pas; je montrai le plat sur les autres tables:

—Ah, vous voulez des racines ! dit-elle.

Je me souvins du jugement fameux du parisien La Bruyère sur les paysans: « ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau, et de racines »; ce que nous nommons légume, la serveuse comme au XVIIè siècle l’appelait racine, par opposition à la viande, nourriture du roi et de la cour.

Le 21 juin 1941, la Wehrmacht envahit l’U. R. S. S. par surprise. Les Britanniques sont soulagés de ne plus être seuls à se battre contre Hitler: ils dorment mieux la nuit ! La Wehrmacht semble avoir conquis des territoires immenses mais n’arrive pas à prendre Moscou ni Leningrad.

 Le 1er Octobre 1941, date d’entrée en deuxième année de l’Ecole des Mines est un jour comme les autres . Mais le professeur demande à un élève du premier rang de prendre sur sa table une pile de papiers et de la distribuer : c’est un questionnaire à en-tête du Ministère de la Production Industrielle: il demande que chacun d’entre nous réponde par oui ou par non à la question : «êtes-vous de race juive,  au sens défini par la loi du 2 juin 1941 article 1 ?».

Quelques jours plus tard, une lettre du Directeur de l’École m’informe que je ne peux plus en suivre les cours; mais « chose remarquable, rien ne s’ensuit » : je continue d’y aller et il ne se passe rien pendant quelques mois.

Au début de décembre 1941, le Japon attaque les Etats Unis et la Grande Bretagne, et remporte d’importants succès militaires. Pour la première fois de sa vie Hitler déclare la guerre: aux Etats Unis! nous n’arrivons pas à comprendre que pour lui c’est un pays de cow boys et de gangsters, pourri, envahi par « les youpins et les négros», qui a élu président un paralytique, donc un pays évidemment condamné, incapable de se défendre.

Au début du mois de février 1942, le Directeur convoque dans la cour les élèves désignés comme juifs  en surnombre selon la loi: nous sommes sept en tout. Il nous remet copie d’une lettre du Ministre qui lui ordonne de nous mettre à la porte et de lui en rendre compte.

Nous avons donc quitté l’école. Nous avons continué d’étudier les cours en recopiant les notes de notre camarade Moatti qui avait été maintenu élève ingénieur, et nous nous sommes rendus au domicile de chaque professeur pour subir un examen de contrôle de connaissances. Le secrétaire de l’Ecole a consigné les notes dans un cahier caché jusqu’à la Libération.

 Quelques jours après mon exclusion, j’ai appris la mort de mon père qui avait succombé à une crise d’urémie, pratiquement le jour même où j’étais exclu. Je suis resté prostré, ne sachant que faire, pendant un temps assez long: mourir à quarante cinq ans, c’était trop injuste. Je n’ai pas pensé une seconde à chercher une synagogue pour prier; l’idée ne m’en est  pas venue à l’esprit : je n’ai jamais attendu le moindre secours de ce coté.

Les élèves exclus de l’école, plus Moatti et quelques élèves qui ne supportaient plus l’atmosphère de la Maison des Mines, se réunissaient à l’heure des repas au restaurant de la Mère Béraud, qui devint notre lieu de ralliement, de résistance passive à l’ambiance.

 Depuis décembre 1941, la guerre était devenue mondiale avec l’entrée des Etats Unis. Mais les journaux de Vichy nous abreuvaient de nouvelles sur les territoires conquis par les japonais, sur l’avance des troupes allemandes en U. R. S. S. , qui n’arrivaient quand même pas à prendre Moscou ni Leningrad, et cachaient les victoires américaines qui avaient décimé la flotte japonaise.  Je n’avais pas accès à un poste de T. S. F. ;   je n’ai jamais pu écouter Radio Londres.

Par chance je n’ai pas été exclu de l’Université de Lyon: parce que je n’étais pas à Lyon, mais à Saint Etienne le 1er octobre 1941, le jour où on faisait remplir par les étudiants la déclaration « juif oui ou non»? Parce que je ne pouvais assister qu’à très peu de cours, et que les employés de l’université n’ont fait aucun excès de zèle pour retrouver ceux qui n’avaient pas rempli cette déclaration ? Je n’ai pas cherché à le savoir, ne connaissant personne qui aurait pu me renseigner. Je me suis concentré sur mes cours d’autant plus difficiles que je ne pouvais assister qu’à un cours sur trois ou quatre, ne pouvant venir tous les jours à Lyon et ne voulant pas quitter Saint Etienne, où j’avais fini par m’intégrer à un groupe d’amis.

 Drôle de libération

De retour à Casablanca en septembre 1942, je constate la présence de nombreux réfugiés qui ont fui la France depuis la débâcle de 1940 et sont pour la plupart hostiles à l’Etat français de Vichy.

On chuchote que le Service d’Ordre Légionnaire, organisé par Joseph Darnand, qui va tenir ici un Congrès le 15 Novembre, prépare une sorte de pogrom à cette occasion, encouragé par les pétainistes locaux, plus « révolutionnaires nationaux » que ceux de France, qui sont quand même gênés par le STO, Service de Travail Obligatoire en Allemagne. Ici il y a très peu d’allemands, commissaires de l’armistice confinés dans leurs hôtels.

Arrivé en septembre, je me rapproche des personnes que je connais susceptibles de préparer une action défensive, et leur demande quelle réplique ils peuvent opposer aux agissements des miliciens du Service d’Ordre Légionnaire : ils craignent que ceux-ci n’organisent un pogrom avec la complicité du lumpen-proletariat local attiré par l’espoir d’un pillage fructueux, mais déplorent de n’avoir aucune arme, aucune aide de caractère militaire. Je suis principalement motivé par le désir de défendre ma famille sur place, d’essayer de sortir vivant d’une éventuelle attaque. Je dispose de peu de temps pour me renseigner, et peine à trouver comment m’organiser. Un climat de grande insécurité règne.

Opération Torch

Dès mon arrivée à Casablanca, j’ai constaté que les murs étaient couverts de l’inscription: « 15 novembre 1942 », référence à la date prévue pour un congrès du S. O. L. Service d’Ordre Légionnaire de Joseph Darnand.

Peu après j’appris que des policiers charitables avaient contacté un professeur du lycée Lyautey pour lui demander de leur servir d’intermédiaire: ils voulaient prévenir qu’autour du 11 novembre ce congrès devait être précédé par une rafle de notables juifs résidant au Maroc, dont la liste était jointe et dont les biens seraient saisis; ils devaient être transférés dans un camp de concentration du sud saharien pour y crever sans témoins.

 Fort heureusement pour eux, et grâce à une météo enfin favorable, le général Eisenhower décide de débarquer ses troupes à Alger mais aussi à Casablanca, le 8 novembre.

 À cette date, à 5h du matin nous sommes réveillés par des bruits de DCA : nous ne savons pas ce que c’est, nous nous cachons sous les lits; un obus tombe à quelques mètres dans le jardin de la villa voisine. Le jour se lève, nous nous rendons chez des amis qui habitent dans un immeuble voisin, et montons sur la terrasse pour voir les avions américains qui attaquent en piqué les navires du port, le cuirassé Jean Bart surtout. La radio est muette. La résistance de l’État français au débarquement américain, ordonnée par Pétain, dure au Maroc plusieurs jours. Des français vont se battre contre des américains pour la première fois dans l’histoire :La Fayette et Rochambeau vont se retourner dans leur tombe…

Les troupes américaines entrent enfin le 11 Novembre dans Casablanca, applaudies par la population réjouie par cette arrivée espérée.. À l’aide de quelques mots d’anglais nous faisons la connaissance de ces G. I. qui circulent en jeep et distribuent des chewing gums.

Le corps expéditionnaire américain commandé par Patton, composé de recrues qui ne connaissaient rien à la guerre, a progressé avec peine vers l’armée exercée de Rommel, qui avait envahi la Tunisie dont l’amiral Esteva lui avait ouvert les portes, sur ordre de Vichy. Un front s’est établi dans la région de Constantine en 1943, suivi d’un débarquement en Italie et de la chute de Mussolini .

À partir du 20 juillet 1944, la radio a émis des nouvelles confuses d’un attentat contre Hitler, finalement raté. Enfin la radio nous a appris en août que les Parisiens avaient réussi à libérer Paris avec l’aide de la Division Leclerc. La fin de la guerre semblait se rapprocher, mais nous apprenions en même temps la mort accidentelle de Glenn Miller et les derniers soubresauts de la Wehrmacht dans les Ardennes .

 Après la libération de Paris en août 1944, j’ai écrit  à M. le Directeur Général de l’Instruction Publique, des Beaux Arts et des Antiquités au Maroc, pour présenter ma candidature au concours d’agrégation de mathématiques, session de 1945, comme je l’avais déjà fait précédemment en 1939.

Mon dossier de demande ne pouvait plus être refusé cette fois comme en 1939. Je me suis mis à préparer le concours tant bien que mal, avec quelques vieux bouquins trouvés sur place.

Puis j’ai reçu une lettre de France, de Moatti: il m’écrivait qu’il n’était pas mort et qu’il avait été le conducteur et le chef d’un groupe des Forces Françaises de l’Intérieur. Nous avons échangé des nouvelles sur les camarades. Il m’a appris la mort de Roger Gozlan.

 

[1] et père du futur philosophe Alain Badiou qui vient tout juste de naître

Publié dans HISTOIRES, L'HISTOIRE | Marqué avec , , , , , , | 3 commentaires

8- L’illusion lyrique

Été 1936. Qu’allions nous faire à Ronda, en Andalousie ? Nous pensions y passer nos vacances. J’avais quinze ans, je sortais de la classe de seconde au Lycée de Rabat

Le Front Populaire triomphait en France, peu après le Frente Popular en Espagne. Des amis d’ Élie, mon père, probablement francs maçons et sûrement animés de bonnes intentions, lui avaient conseillé de demander un passeport espagnol pour circuler plus librement en Espagne: il l’obtint sans difficulté, il y était indiqué qu’il était de nationalité espagnole, bien qu’il fût marocain.

Petite cause, grands effets: le destin de ma famille, le mien, en furent profondément perturbés.

Nous partîmes en Espagne en compagnie de deux autres instituteurs de Casablanca, collègues de mes parents: Arañas et Avigdor: Arañas se souvint qu’il avait enseigné précédemment à Marrakech avec mes parents en 1925:

—Rappelle-toi, me dit-il. Je t’avais appris la chanson de Maurice Chevalier:

Quand on est deux ce n’est pas la même chose,

Quand on a sous les draps quatre pieds quatre bras

On les mélange et on les superpose. .

Tant et si bien qu’on ne reconnaît plus les siens!

 

Je m’en souviens en effet : en 1925 j’avais quatre ans!

Vacances à Ronda

Après la traversée du détroit de Gibraltar qui nous conduisit à La Linea, nous arrivâmes à Ronda le 15 juillet. L’Hôtel Polo où nous avions retenu des chambres recevait de nombreux touristes anglais, et une institutrice américaine, Miss Hallinan, accompagnée de sa nièce, Marietrice Mac Dermott, une grande fille de 18 ans avec des taches de rousseur, qui me toisa avec mépris huit centimètres plus haut. Sa tante Hallinan me prit au contraire en sympathie et j’entamai avec elle une conversation dans mon anglais approximatif

—Cinq années au lycée, tout de même!

Ouais.   Je m’aperçus à cette occasion que l’anglais appris à l’école était de peu de secours dans la vie courante, bien que Miss Hallinan fût favorablement impressionnée en m’entendant réciter des vers de Shakespeare, que j’avais retenus lors de la lecture du Meilleur des Mondes de Huxley, qui les mettait dans la bouche de John le Sauvage.

—Troilus and Cressida? —Non, Macbeth : And all our yesterdays have lighted fools the way to dusty death.

—Pas très gai comme conversation, on comprend Marietrice.

—Sans doute. Elle fredonna à mon intention: Yesterday , de Jerome Kern. Pas celui de Paul Mac Cartney et de John Lennon, ils n’étaient pas encore nés ! Pendant ce temps, les touristes anglais apprenaient aux   servantes de l’hôtel: It’s a long way to Tipperary. .

 Un guide nous fit visiter la ville et son fameux pont. Je fus frappé de voir les murs de la ville couverts de l’inscription: Boicot cafe Isidoro. Je n’ai jamais su où était ce café qu’il était déconseillé de fréquenter. Le lendemain 16 juillet nous nous promenâmes en ville.   La municipalité avait organisé un défilé de majorettes suivies par un orchestre qui jouait l’air à la mode: Canta, canta guitara.

Nous nous rendîmes ensuite la nuit au cinéma en plein air, qui se tenait au milieu des arènes de tauromachie.

On jouait: « Dédé », de Christiné, avec Albert Préjean, Danielle Darrieux, Claude Dauphin et une pléiade de starlettes qui connurent la gloire ultérieurement. Une histoire de magasin de chaussures sans clients ni patron.

Des airs célèbres:

Dans la vie faut pas s’en faire

Moi je n’ m’en fais pas, etc

Baron fils tient le rôle d’un notaire auquel les grévistes enseignent comment compter les points dans une partie de cartes:

—Belote, rebelote, dix de der, et gy!

Je quitte ma chaise avec Arañas et nous continuons à regarder le film en simulant des passes de tauromachie, des relicarios.   A l’écran on chantait pour terminer, du moins le pensions-nous:

Si j’avais su évidemment

j’aurais agi tout autrement…

 Mais vers 23 heures le film est arrêté avant la fin, que nous n’entendrons jamais, car l’arène est envahie peu à peu par la population. Les gens ne crient pas, ils murmurent: Los moros, los moros, saisis d’une peur ancestrale. Les Maures reviennent en Andalousie, ils ont débarqué à La Linea, onze siècles après! Un général San Jurjo, exilé au Portugal aurait fait un coup d’état avec la complicité du général Queipo de Llano, gouverneur de Séville.

Nous revenons à l’hôtel et allons nous coucher. Le lendemain nous apprendrons que le général San Jurjo, a voulu quitter le Portugal en avion, mais qu’il a emporté avec lui tellement de bagages que l’avion s’est écrasé au sol. On parle d’un général Mola, pas encore de Franco.

Vers cinq heures du matin, mon sommeil est dérangé par des bruits sourds en provenance de la rue.   Puis soudain un bruit de vitre cassée: au dessus de ma tête des éclats de peinture à la chaux, volent, et je reçois en pleine figure un objet en bois: c’est le crucifix pendu au dessus de mon lit;   le clou qui le tenait s’est détaché;   il n’a pas résisté à l’impact de la balle, ou du plomb, qui a fait un trou juste à coté. Je me réveille en sursaut. J’aperçois ma soeur, qui s’est levée de son lit et se dirige vers la fenêtre en titubant comme une somnambule. Dans un réflexe de survie, je me précipite et je l’éloigne du danger: je la plaque sur le lit, le temps qu’elle se réveille.

Au même moment, j’entends les gens de la rue crier: Aqui esta el que ha tirado, puis un bruit de volet qui claque, et la voix d’ Élie dans la chambre voisine qui crie:  Hijos de puta, bastante! Somos estranjeros ! Un silence, puis nous entendons les gens qui sont rentrés dans l’hôtel, ils montent l’escalier vers nous. Nous sortons sur le palier en pyjama. Ils nous saluent le poing levé: Salud!  et présentent leurs excuses:

—Un fasciste nous a tiré dessus depuis le toit, nous avons fini par l’avoir, mais auparavant nous avons vu bouger votre fenêtre. Nous venions de la place de l’église: là aussi le curé nous a tiré dessus, nos camarades ont dû riposter.

Élie leur explique qu’ayant entendu du bruit dans la rue il a cru d’abord qu’il s’agissait de fêtards et s’était levé pour mieux fermer les volets.

Là dessus Arañas et Avigdor réveillés par le bruit arrivent à leur tour.

Salud!  font les hommes le poing levé.

Salaud!  leur répond Arañas en levant le poing à son tour.

—Arrêtez vos conneries! dit Élie. Si l’un d’entre eux comprenait le français?

—Bof! répond Arañas. Dans la vie faut pas s’en faire..

—Et gy! conclut Avigdor.

Tout le monde repart se coucher. Je repense à l’histoire du vieux curé qui criait depuis sa chaire:  Sabeis porque ha venido al mundo?  en brandissant son crucifix, en bronze. celui-là! Sa voix tremblait, et sa main, elle lâcha l’objet qui tomba sur la tête d’un paroissien qui dormait plus bas sur sa chaise de paille. L’homme réveillé en sursaut brandit la croix en hurlant:  Para hacer mi la puñeta! 

Au matin nous nous rendons dans la salle à manger pour le petit déjeuner. Nous sommes servis par les touristes espagnols qui prennent leurs vacances dans l’hôtel:

— Il n’ y a pas de personnel, nous disent ils. La grève générale a été décrétée. Mais vous êtes nos hôtes étrangers, vous n’avez pas à en souffrir.

Après le repas de midi, des miliciens viennent demander aux touristes si tout va bien. Ceux-ci s’enquièrent de la possibilité d’être évacués.

—Vers où ? répondent-ils. Ici, nous avons maté les fascistes. Mais la bataille fait rage à Malaga qui est le port le plus proche: il faut attendre.

 L’un des hommes parle le français. Il s’approche de moi et entreprend une conversation sur la France:

—Vous avez aussi un Front populaire, me dit-il. Les ouvriers ont obtenu le droit à des congés payés. Ils doivent être partis en vacances à présent.

—Oui. Avouez que c’est chouette. Ils l’ont bien mérité. Beaucoup n’ont jamais vu la mer.

 J’aperçois au loin Miss Hallinan qui s’agite et me fait des grands signes. L’homme s’éloigne et la Miss se rapproche.   Très inquiète elle m’interroge:

What did you tell him ? Don’t you see he’s a spy ?

Je la rassure: je n’ai rien dit de compromettant.

Dans la rue, des hommes portant des armes hétéroclites apprennent à marcher en cadence en rangs très espacés à l’espagnole: c’est la mobilisation générale après la grève. On nous conseille de rester à l’hôtel. Une délégation de touristes britanniques cherche en vain des autorités consulaires, puis se rend à la mairie pour demander qu’on prépare au moins notre évacuation. Il faudra attendre une dizaine de jours. La mairie demande nos passeports, sur lesquels elle appose les cachets des différentes formations qui composent le Frente Popular: CNT= confederacion national de trabajadores, FAI= federacion anarchista international, etc. Elle assure que ces laissez passer seront indispensables pour franchir les montagnes qui nous séparent de la mer. Un car est affrété. Nous y montons avec nos bagages. Une escorte de miliciens armés de revolvers occupe la dernière rangée pour assurer notre protection. Une rangée de sièges tournés vers l’arrière leur fait face. J’y prends place.

 Nous partons enfin pour la traversée de la Sierra Nevada. Il fait une chaleur épouvantable: sûrement plus de cinquante degrés au soleil ! Le milicien situé devant moi tient en main son revolver, il somnole dans la moiteur ambiante, son tronc penche vers moi, je sens le canon du revolver appuyé sur mon ventre; je tapote timidement son épaule, il se redresse dans un sursaut puis replonge en avant; mort de trouille je n’ose plus bouger.

 Soudain un montagnard surgit à un tournant, comme dans le roman picaresque Gil Blas de Santillane; il brandit une sorte de moukala marocain et vise l’autocar. Le milicien ouvre la fenêtre et l’interpelle:

—Hombre, deja la escopeta y venga aqui !

L’homme s’approche méfiant, on le laisse monter; analphabète, il demande à voir sur les passeports le cachet de la CNT.   La scène se reproduit trois fois sur le parcours. Nous sommes visés par des tromblons datant de l’époque napoléonienne. Les cachets de la FAI puis celui de l’UGT, union générale des travailleurs, doivent être exhibés à leur tour.

Piège à Malaga

Nous abordons enfin les faubourgs puis la ville de Malaga: le car franchit des rues bordées d’immeubles à la façade détruite, où de furieux combats ont visiblement eu lieu. Nous arrivons au port, où plusieurs navires étrangers ont accosté, dont le contre-torpilleur français Maillé Brézé. Les touristes britanniques et américains sont embarqués sur un navire anglais, ainsi que les instituteurs Arañas et Avigdor, possesseurs d’un passeport syrien.

On nous dirige vers le consulat de France pour vérifier notre nationalité avant de nous embarquer sur le Maillé Brézé. Nous croisons sur le chemin un cortège de religieuses espagnoles, très effrayées.

Le consul reçoit mes parents. Il examine le passeport:

—Que venez-vous faire ici ? Vous êtes espagnol, dit-il à mon père, qui lui explique comment il l’a obtenu.

—Je suis de nationalité marocaine, protégé français.

Mais le consul ne veut rien entendre, il refuse le visa pour le Maillé Brézé.

 En désespoir de cause, Élie demande à voir le maire de Malaga. Il n’attend pas trop longtemps avant d’obtenir une entrevue à l’ayuntamiento. Pendant que nos parents sont reçus par le maire, deux avions qui approchent dans le ciel déclenchent une alarme générale, un ordre de descendre aux abris, suivi d’une fusillade de la défense anti-aérienne:

—Ce sont des avions italiens, nous disent les employés: ils sont terrorisés.

Inconscients d’un danger peut-être imaginaire, ma sœur et moi-même nous nous amusons de ce qui nous apparaît comme un tir de fête foraine. Les deux avions font enfin demi-tour et disparaissent à l’horizon.

L’alerte passée, le maire, probablement par sympathie envers la France du Front Populaire qui soutient les loyalistes, ne fait aucune difficulté pour remettre à Élie Cadosch une attestation certifiant qu’il est un touriste en provenance du Maroc Français en vacances avec sa famille, et que le passeport délivré à cette fin par le consul d’Espagne à Rabat n’est en aucune façon une preuve de nationalité espagnole.

De retour au consulat de France, Élie se heurte à un nouveau refus de visa, le consul ne prend pas en considération le certificat du maire:

—Procurez-vous un justificatif de la Direction de l’Instruction Publique au Maroc. Vous ne quitterez pas Malaga jusque là.

Le motif réel de son obstruction devient évident. Mes parents sont désespérés: le Maillé Brézé appareille le soir même pour Oran. De son coté, dès son débarquement Arañas s’activera pour nous délivrer de ce piège, mais combien de temps se passera-t-il avant qu’un autre navire soit affecté à une nouvelle évacuation ? D’ici là, est-ce que Malaga ne sera pas tombée pas aux mains des insurgés, auquel cas elle dépendra du général Queipo de Llano gouverneur de Séville, qui n’est décidément plus du tout républicain ! Et si jamais cette histoire de passeport remontait à lui et qu’il se rappelle l’affaire de 1929 ? Nous nous dirigeons lentement vers la sortie, ne sachant que faire. Ma mère Dora passe devant un groupe de femmes assises dans le couloir, et murmure étonnée:

—Tiens ! on dirait les bonnes sœurs espagnoles de ce matin ?

A la sortie du consulat, nous sommes rejoints par un employé qui court essoufflé vers nous et demande à Élie de revenir immédiatement au bureau du consul: celui-ci lui délivre sans explication le visa d’embarquement, et nous rejoignons enfin sur le bateau les réfugiés français, et autres. Aucun mot n’aura été prononcé.

 Les suites

Nous ne nous attardons pas à Oran, notre port de débarquement, où nous sommes assaillis par les journalistes. De retour à Rabat, nous sommes assaillis de questions sur notre aventure par nos amis. De mauvaises nouvelles nous parviennent du Maroc Espagnol: dès le 17 juillet, un certain nombre de « frères » des loges de Larache et El Ksar ont été arrêtés par l’armée et fusillés sans jugement sur le champ. Mon père écoute en silence, accablé.

 Dans les jours qui suivent le journal publie un interview de l’ex roi Alphonse XIII réfugié en Suisse. Le roi est bouleversé: il vient d’apprendre la mort de La Argentina, célèbre danseuse de flamenco décédée le 18 juillet d’une crise cardiaque à quarante cinq ans, en dansant sur scène, comme Molière. Très ému, les larmes aux yeux il rappelle son fameux zapateado, cherche d’autres souvenirs..   Le journaliste l’interrompt et lui demande ce qu’il pense de la rébellion de l’armée.   Le roi, revenant à la réalité, demande:

— Ah oui, c’est vrai, il paraît qu’ils ont la guerre civile ?

Octobre 1936: la rentrée des classes approche. Élie a les chevilles gonflées, Dora s’en inquiète, elle interroge le médecin de famille, le docteur C. .

J’aurai la charité de taire son nom: après une vague auscultation il dit que ce n’est rien, un peu de fatigue, puis vient vers moi et tâte mes biceps:

—Vous manquez de muscle, mon garçon, faites de la gymnastique, mangez des bananes, prescrit-il.

Mais l’infirmière attachée à l’école passe à son tour, elle dit:

—Vous avez des oedèmes, Monsieur, ce n’est pas normal.

Nous lui répondons que nous avons été rassurés.

—Par le Docteur C… cet âne ! répond-elle vertement. Je vous en supplie, faites vite une analyse d’urine.

 Élie impressionné accepte de ramasser vingt quatre heures d’urine qu’il apporte à la pharmacie. On sort le tube d’Esbach et le réactif: les urines contiennent treize grammes d’albumine !

Nous appelons en urgence le docteur G. . , réputé sérieux: il diagnostique un syndrome nephrotique. Le docteur G. incrimine un dépistage tardif, il pense que les reins sont très fatigués depuis longtemps, ils n’exercent pas bien leur fonction de filtrage.

Nous pensons évidemment aux événements récents: mon père a subi un grave traumatisme, ne serait-ce pas l’origine ? ce trouble soudain du système digestif ne serait-il pas psychosomatique ? Le médecin hoche la tête, mais il admet que la cause pourrait être une fatigue excessive. En tout cas il faut respecter un régime sévère; il interdit toute forme de sel. Le régime est efficace, les analyses successives jusqu’à la fin de l’année scolaire montrent que l’albumine contenue dans les urines diminue fortement. Le docteur prescrit une cure à Saint Nectaire en Auvergne.

 1937 : l’atmosphère a bien changé par rapport à celle de l’an dernier: la fièvre du Front Populaire a baissé, les républicains sont en train de perdre la guerre en Espagne, mais sont-ils encore vraiment républicains ? Ils ont un besoin vital d’armes : Staline étant le seul à leur en envoyer, les communistes ont pris le pouvoir, alors qu’ils ne représentent qu’une minorité d’espagnols. On les soupçonne d’avoir liquidé Nin, le chef du parti trotskiste P.O.U.M. mais aussi Durruti, le chef anarchiste de la C.N.T. et de la F.A.I.. Je pense aux anarchistes de la Sierra Nevada armés de tromblons : l’Illusion Lyrique est bien morte ..

De l’autre coté, j’entends Queipo de Llano qui s’est emparé du micro de Radio Séville et qui éructe d’une voie avinée à l’adresse de ses hommes : « Vous êtes des soldats virils. Tuez les Rouges et violez leurs femmes ! ». Ses troupes, moros et requetes, se sont emparées de Ronda puis de Malaga en février 1937. On dit qu’elles auraient massacré vingt mille personnes. Les civils qui fuient sur la route de Malaga à Almeria sont directement canardés par des avions allemands et italiens qui les pourchassent comme du gibier. Pauvre Espagne …

 Je suis convaincu que le bombardement de Guernica par la Légion Condor en 1937, survenu à la suite de ce massacre,  était une «manoeuvre» de la Wehrmacht, ayant pour but d’étudier, sur un site réel, miraculeusement disponible, ces intéressantes conséquences d’un bombardement de population civile en fuite, découvertes par hasard à la sortie de Malaga, et les possibilités d’en tirer un profit militaire par la suite…

 

Publié dans HISTOIRES, L'HISTOIRE | Marqué avec , , | Laisser un commentaire

7-Les armées célestes

Sabaoth

Les «talas» hébraïques (les Hébreux qui vont t-à-la synagogue) ont accoutumé depuis des millénaires de réciter la prière ou invocation suivante:

Cadosch cadosch cadosch adonaï sabaoth

«Cadosch» est, je le rappelle, un adjectif hébraïque, qui signifie: sacré, dans le même sens que tabou, ou parfois: saint, en sens contraire.

La prière a fait l’objet d’une traduction en latin (oserai-je dire de cuisine ?) par:

Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth

Longtemps je me suis interrogé à son propos sans oser demander des explications:

– Pourquoi Sanctus, Sanctus, Sanctus: trois fois saint, prescrit par un acte religieux, l’a-t-il emporté sur: Sacer, Sacer, Sacer: trois fois sacré, ou trois fois tabou, interdit et inviolable ?

– Quels sont ces  sabaoth  non traduits en latin?: Ne serait-ce pas pour en refouler la communication ?

Au soir de ma vie, j’ai questionné des amis versés dans les Écritures:

—Sabaoth, pluriel de Saba, m’ont-ils répondu, veut dire: les armées. Adonaï Sabaoth: Seigneur des Armées.

—Soit. Et de quelles armées s’agit-il ?

—Eh bien, euh,. . d’armées célestes.

—Il y aurait donc au ciel des armées ?

—On en parle déjà dans la Génèse. Le Livre dit: ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée. Or Dieu, après avoir créé le ciel le deuxième jour par division, y a placé le quatrième jour les étoiles, et après avoir séparé la terre le troisième jour, Il l’a peuplé le sixième jour d’animaux nombreux: mais ce n’était qu’une foule, au mieux des hordes, et non une armée ! Cependant quand Il voulut empêcher l’homme de prendre l’arbre de vie et le chassa de l’Eden, Il fit appel aux chérubins armés d’une épée flamboyante: il s’agissait donc d’armées d’anges. Elles apparaissent aussi dans une vision du prophète Isaïe qui entendit les séraphins s’interpeller l’un l’autre: « Saint, saint, saint est Adonaï Sabaoth, sa Gloire emplit toute la terre»

—Vraiment? Ont-ils crié: Saint ? Ou: Sacré ? Mais revenons à Sabaoth: pourquoi ne l’a-t-on pas traduit en latin, langue militaire par excellence qui ne manque pas d’armées ? Peut-être pas par Legiones ni par Militiae : armées au sens poètique. Mais: Exercitus, l’armée ordinaire ? Acies, l’armée en ordre de bataille comme une pointe acérée ? Copiae, la troupe, abondance d’hommes ? N’a-t-on pas proposé: Dieu des multitudes ?

—Parce que précisément ce ne sont plus des multitudes, des foules, des hordes, mais des organisations, des associations. On ne disposait à l’époque que de la notion d’armée pour désigner l’autorité organisée par laquelle Dieu gouverne toute la terre.

—Il n’empêche: Sabaoth, c’est de l’hébreu ! Pourquoi le chrétien, qui prie désormais en français depuis Vatican Deux, abandonne-t-il Sabaoth pour: Seigneur des forces célestes? Ou même: Seigneur Tout Puissant ? Zéro pour la traduction!

—C’est une question néo-testamentaire, et même secundo-vaticanaire: interroge un Nazaréen, ajoutèrent-ils avec impatience, et ils continuèrent:

—Tu es vraiment comme le tam, le simple d’esprit, qui demande: c’est quoi ça ? what ‘s the matter ? Quelle importance qu’il y ait un mot hébreu dans une messe des chrétiens ? Il y a aussi du grec: kyrie eleison.

Ils m’expliquèrent que Sabaoth avait donné lieu à une discussion autrement plus grave entre de grands esprits: la philosophe Simone Weil s’en tenait au sens actuel du mot armée, et soutenait que l’appellation Dieu des Armées était scandaleuse; tandis que le psychiâtre Henri Baruk, inspiré par Isaïe, la trouvait sublime: il y a des méchants; le Dieu des armées surgit pour les contenir, les mettre hors d’état de nuire.

—Amen pour les Hébreux, répliqua le tam, mais quelle lumière cela jette-t-il sur la présence de Sabaoth dans un texte en latin ? À la question: c’est quoi ça ? j’ajouterai: comment vivre avec ? Au moins le rite orthodoxe a-t-il résolu la difficulté dans sa divine liturgie qui lui tient lieu de messe: Hagios hagios hagios, se contente-t-on d’invoquer en grec, sans appeler des armées à la rescousse.

C’est quoi ça ?

Et si la triple répétition Cadosch reprise en Sanctus n’affichait qu’une redondance de contrôle codé pour préserver un secret? Les armées célestes n’avaient-elles pas pour vocation de transmettre des messages collationnés, quand bien même se réduiraient-ils à du code ? Une serrure à trois tours dont la clef a été perdue. La transmission de l’information entre humains, à l’aide de signes protégés contre les indiscrétions, est aussi le fait d’êtres surhumains: Hermès chez les Grecs, Mercure chez les Romains, les Anges chez les Judéo-Chrétiens, sont chargés de transmettre les messages, enveloppes scellées porteuses d’une information protégée contre les aléas du voyage, contre les tiers perturbateurs qu’il est essentiel d’exclure de la communication.

Quant à Sabaoth, le dictionnaire Robert m’apprend que l’araméen ç’ba qui signifie «  baptiser » a la même racine que l’hébreu çaba qui veut dire: armée du ciel, et que les Sabéens ont été appelés des adorateurs des astres par la suite, ce qui impliquerait une relation de cause à effet. Incidemment les Sabéens sont aux yeux des musulmans un peuple du Livre, des dhimmis. Ainsi la prière invoquerait au choix le Seigneur d’armées célestes qui seraient les galaxies, ou le Seigneur des purifiés par aspersion d’eau sacrale; le sabisme consistait d’après Voltaire en un mélange du culte des astres et de Dieu.   Astres qui auraient ceci de commun avec les armées d’être nombreux (copiae), et ordonnés en un mouvement (acies) commandé (dominus) par un chef !

Au demeurant des astrophysiciens ne manqueront pas d’objecter que les astres ne sont pas si ordonnés que cela, ou que leur ordre échappe aux humains. A mesure que leurs téléscopes se perfectionnent ils en découvrent en grand nombre, copiae après copiae, animés d’un mouvement rappelant plutôt celui d’une foule en panique: turba et non acies, dont on ne voit pas qui en est le chef si ce n’est la panique elle-même qui en est issue. Ou pis encore: leurs photographies ressemblent furieusement à celles de tissus cancéreux. Le cancer serait une sorte de panique du tissu vivant, au point qu’ils trouvent profit à utiliser des logiciels créés par des cancérologues pour trouver du sens et de l’ordre dans cette turba d’étoiles. Ils l’appellent « trou noir », attracteur de matière compactée, et sacrée: on n’en devine l’existence qu’à travers le chaos qu’elle engendre. Tout cela n’a rien à voir avec la prière, je le crains.

Révélations

J’ai eu l’occasion de visiter à l’Hotel Dieu le laboratoire du biophysicien Henri Atlan, éminent théoricien de la complexité, mais également connu pour sa grande érudition biblique et talmudique. Je l’ai informé de ma préoccupation à propos de Sabaoth. Henri Atlan me répondit que Sabaoth n’avait pas d’autre signification que les armées, mais qu’il ne savait rien sur la messe; il me conseilla de m’adresser à son voisin de la Place du Parvis, le cardinal Lustiger: ce que j’ai fait. Le cardinal ne m’a jamais répondu. Je ressentis donc une certaine frustration.

Mais Henri Atlan m’a également recommandé de lire le livre d’Emmanuel Levinas:  «  Du Sacré au Saint » . Pour cet auteur, le sacré est l’impureté et le saint la pureté. La magie, la sorcellerie est la sœur du sacré. La sainteté ne peut séjourner que dans une société désacralisée. Levinas commentait à ce propos l’enseignement de Rabbi Eliezer, grand sage du Talmud : pour atteindre la sainteté, il aurait expérimenté autrefois la magie afin de comprendre et d’enseigner le sacré, et sa dégénérescence qui a produit le monde désacralisé.

Entre temps, je lus l’ouvrage de René Girard consacré à Job: « La route antique des hommes pervers », dont le chapitre quatre est intitulé:  «  Les armées célestes ».

Je demandai à René Girard pourquoi Sabaoth n’avait pas été traduit en latin, et si cela cachait des choses. Il me répondit fort aimablement qu’il regrettait son ignorance à ce propos, mais il était certain que dans la messe il n’y avait pas de censure: ce serait un anachronisme de voir une peur de la violence, et le langage qui l’exprime, dans les passages de la Bible traduits en latin.

Peu au fait de la sainte messe, peut-être n’ai-je pas bien compris cette réponse, mais comment entendre le Sanctus de la Missa Solemnis en ré sans en subir l’envoûtement, ce Sanctus jamais exécuté du vivant de Beethoven, qui n’en a jamais entendu que sa voix intérieure: des cuivres ouvrent lentement la porte à trois solistes qui se recueillent l’un après l’autre pour évoquer dans une ambiance irréelle le Dieu saint des armées: caché ou non le sortilège est là, chant d’action de grâce sanctifié par Beethoven, qui n’a pas craint de pénétrer cette contrée où « l’armée des anges  n’ose pas mettre le pied» : le Benedictus qui suit s’efforce de convaincre à force de répétitions qu’il y a de la bénédiction dans notre monde.

Je note que René Girard fait une lecture non sacrificielle du Nouveau Testament, des Évangiles, donc de la messe, à ses yeux désacralisée : l’intervention éventuelle d’anges célestes est alors bienveillante; ils ne sont pas sacrés mais saints, et ils communiquent ! Plus encore que leur vocation, c’est leur fonction.

Mais cette lecture non sacrificielle de la messe est très controversée; et la lecture sacrificielle couramment admise depuis le Moyen Age n’explique pas que Sabaoth ne soit pas traduit de l’hébreu, sinon par la volonté de cacher une intervention divine au moment de la Passion: Jésus aurait été la victime émissaire d’une foule hébraïque en furie, mais qui n’était nullement une armée de Dieu, pas plus que l’armée romaine qui l’a crucifié.

Revenons à l’Ancien Testament dont René Girard fait une lecture sacrificielle, et à l’invocation antique d’Isaïe: ces armées ne figurent-elles pas la trace perdue de la violence d’une collectivité, canalisée lors d’une lointaine crise sacrificielle en une troupe de tueurs ou tueuses, semblables aux Erinyes, aux Walkyries et à tant de nos contemporains ? Une troupe ordonnée contre une victime émissaire, inconnue, mystérieuse, arbitraire, que cette unanimité même transfigure en sacré, en divinité par l’invocation trois fois répétée d’un pouvoir compactifié à l’infini d’attraction-répulsion (d’après René Thom) ? Il faudrait comprendre alors, non pas: Seigneur qui commande les armées, mais: Seigneur créé par les armées (qui l’auront au préalable massacré, dépecé) inconscientes de leur création.

Voilà pour le texte hébreu, mais laissons là la messe, les Evangiles, Isaîe, et remontons, pourquoi pas, comme René Girard, à l’origine de l’humanité il y a quelques millions d’années.

Dans la conception animiste de la nature et du monde qui est peut-être la plus ancienne, le monde est peuplé d’un grand nombre d’ « esprits »: êtres spirituels, bienveillants ou malveillants à l’égard des hommes.

La thèse de Freud à propos de cette Weltanschauung est que le soi-disant « esprit » d’une entité: personne ou chose, voire société, se réduit à la « propriété » que possède cette personne ou cette chose en propre ou cette collectivité, d’être l’objet d’un souvenir, ou d’une représentation (ou encore d’un rêve), lorsqu’elle échappe à la perception directe, donc à un autre moment.

Il n’est pas exclu que la prière antique remonte à cette conception animiste qui aurait précédé les autres. Elle sonne comme une formule magique, une invocation destinée à rejeter un mauvais sort. La prière déclare trois fois sacré, cadosch, un Seigneur qu’on se garde d’approcher: en araméen le Seigneur des purifiés par un sacrement; en hébreu le Seigneur des armées aux épées flamboyantes.

Mais alors la question suivante se pose: dans quelle direction du temps sont apparues les étapes de l’hominisation, du passage de l’animalité à l’humanité: la chasse, la domestication des animaux et pour quel usage, l’anthropophagie, le langage articulé, le feu ? Dans quel ordre les religions avec ou sans Dieux, la magie, la sorcellerie, les superstitions, la croyance aux esprits, aux anges ?

Chacun de ces événements a dû certainement se produire une première fois, à un moment ou à un autre, il y a très très longtemps, mais dans un ordre chronologique si cette expression a un sens, qui détermine en grande partie l’interprétation qu’on peut en donner: ainsi la magie a-t-elle fait son apparition avant ou après la religion ? Par quelles traces en décidons nous, quels souvenirs du passé, quelles mesures de dates, quelles interprétations de quels mythes ?

Publié dans CARTES D'IDENTITÉ, HISTOIRES | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

6- Enfance, suite et fin

En 1924, Élie abandonna un moment le métier d’instituteur pour mieux gagner sa vie, comme fondé de pouvoir de Si Hadj Omar Tazi, riche propriétaire de nombreux immeubles de rapport dans la ville de Casablanca. Son travail consistait à passer dans les immeubles pour encaisser les loyers. Les locataires qu’il rencontrait étaient souvent de pauvres diables qui n’avaient pas un sou pour payer. Il se laissait apitoyer, accordait des délais, et payait parfois de sa poche. Son patron finit par lui dire un jour:

—Je t’aime bien, Cadosch, mais tu n’es pas fait pour ce métier ! Tu ferais mieux de retourner à l’enseignement.

Il fit bien, car le métier était dangereux: en insistant pour encaisser on risquait de recevoir un coup de couteau.

Séjour au Maroc Espagnol

Mes parents revinrent ensemble à l’enseignement à Marrakech. Puis en 1926, Élie fut nommé directeur de l’Ecole de l’A.I.U. à El Ksar El Kebir, ville du Maroc espagnol sur les rives de l’oued Loukos.

 Élie était un instituteur laïque, républicain, et franc maçon, vénérable d’une loge du Grand Orient Espagnol: il peignit le plafond du salon de son logement en bleu parsemé points jaunes figurant des étoiles, et ajouta un croissant de lune. Il portait un tablier orné d’une équerre et d’un compas, et le jour des « tenues » suspendait un squelette dans le cabinet éclairé d’une ampoule peinte en rouge, où le nouveau « frère » était invité à méditer sur la condition humaine pendant la cérémonie d’initiation. Ce fut mon expérience originale de la franc-maçonnerie.

Ce sont les seuls souvenirs précis que je garde de cette période. L’école maternelle   n’existait pas. Je n’allais pas à l’école où mes parents enseignaient. Ils m’instruisaient à la maison en français. Je parlais assez mal l’espagnol avec le petit nombre de personnes que je fréquentais : ces circonstances étaient peu favorables à la communication, mais je m’en accommodais sans en souffrir. Je me fis au moins un copain : un petit voisin de mon âge me prêtait ses jouets, et des bandes dessinées en espagnol. Je me souviens d’un personnage: le chat Mia-u, et d’une histoire illustrée: « Nick Carter, détective ».

Je me rappelle avoir assisté à une  verbena, sorte de kermesse dans un jardin. Un cerbère placé à l’entrée avait pour consigne de ne laisser passer que les invités. Un homme se présenta et voulut pénétrer sans carton. Le vigile le repoussa sans ménagement. L’homme nommé Salmon insista et fit l’important:

Atencion ! Yo soy Salmon, de Larache !

Y anque fueras Sardina, no pasarais, répondit le vigile.

 En 1929, un différend survint un jour entre Élie et une institutrice de son école. L’altercation dégénéra en dispute, et l’institutrice forte en gueule, après avoir proféré des menaces, se rendit à la police pour dénoncer Élie Cadosch qu’elle accusa d’avoir insulté le roi !! L’affaire remonta jusqu’au Haut Commissaire, le général Queipo de Llano, qui était plutôt républicain à l’époque. Voulant étouffer l’affaire, il demanda qu’on veuille bien muter Élie vers une école du Protectorat Français. Mes parents furent donc envoyés provisoirement à Fez, avant que Élie prenne la direction de l’école de Sefrou déclarée vacante en 1931.

Séjour au Maroc français

 Mes parents ayant l’intention de m’envoyer au lycée, on me présenta au concours des bourses: je fus reçu sans difficulté, mais on ne m’en accorda pas une parce que mes parents travaillaient tous deux, ils cumulaient deux salaires: privilège exorbitant par ces temps de crise.   L’ennui était que la somme de ces deux salaires était inférieure à un seul salaire d’instituteur en France, l’instituteur français au Maroc touchant au surplus un tiers colonial. Entre temps Élie fut nommé directeur de l’école de Sefrou.

 En 1931, Élie part à Paris à l’occasion de l’Exposition Coloniale mais pour se faire soigner les yeux à l’hôpital Rothschild. Il en rapporte un appareil photographique. à soufflet.   Ce sera le début des albums familiaux. Autre élément de modernité: Dora fait désormais la cuisine sur un réchaud à pétrole Primus, équipé d’une pompe manuelle.

Le lycée le plus proche se trouve à Meknès: mes parents n’ont pas les moyens de payer la pension. En l’absence de bourse je reste à Sefrou pour faire à domicile le travail de la classe de sixième. On trouve une institutrice française bachelière, Mme Dessommes, qui me donne des leçons de latin  et d’anglais. Je me débrouille tout seul pour le reste.

 Mes parents croient bien faire en m’achetant une bicyclette, la première sur laquelle j’ai appris à rouler en vélo: malheureusement elle n’est pas munie des roues béquilles pour débutants, et n’étant pas doué pour l’équilibre je tombe tout le temps dès qu’on ne tient pas ma selle. Peu sportif, j’abandonne bientôt ce «jouet».

 Sefrou a un jardin public, équipé d’un kiosque où un orchestre joue de la musique les dimanches. Son répertoire est limité aux valses viennoises, aux musiques de kiosque: Cavalerie légère et Poète et Paysan de Suppé, Sur le marché persan de Ketelbey. J’entends un jour la Rhapsodie hongroise n° 2 de Liszt: mon premier contact avec la musique « classique », c’est ainsi que les gens appellent la musique qu’ils trouvent ennuyeuse. Cependant mon oreille est enfin réveillée le jour où l’orchestre se produit pour accompagner une jeune violoniste qui interprète le concerto pour violon de Beethoven: je découvre ainsi par hasard à dix ans un monde nouveau, mais comme il est totalement inconnu de mes parents, rien ne s’en suivra ! [1]

Je repasse à nouveau en 1932 le concours des bourses et j’obtiens cette fois une petite bourse: 16 francs par trimestre: il me semble qu’elle est symbolique, mais mes parents m’affirment que grâce à elle ils pourront m’inscrire au Lycée de Meknès qui possède un internat.  Je découvrirai par la suite que la qualité de boursier me confère divers avantages: livres gratuits, etc. .

 Aux vacances de 1932, je me fais un ami: Jean Arnaud, dont le père est un fonctionnaire qui vient d’être affecté à Sefrou: Emile Arnaud est interprète, gazé de Verdun; il a épousé son infirmière Josette Sabatier. Par la suite j’apprendrai qu’elle est la fille du Professeur Paul Sabatier, Prix Nobel de chimie en 1912. mais pour l’heure je n’ai aucune idée de ce que peut être la chimie, et Jean Arnaud pas davantage : lui aussi est inscrit à l’internat de Meknès. Mme Arnaud nous y emmène en voiture automobile: c’est la première fois que je voyage dans une automobile particulière.

 Dès le premier jour de mon arrivée, le 30 septembre 1932, je me suis fait un nouvel ami: Jean Venturini, fils de colon. Avec Jean Arnaud nous avons formé un trio inséparable pendant les deux années passées là-bas: Arnaud le sportif, qui se complaît dans le rôle de chef aux récréations; Venturini le poète, introducteur imprévisible de fantaisie;   moi le fort en thème, oracle consulté à l’étude de fin d’après-midi comme la chouette de Minerve[2].

 Après notre départ en 1934, Venturini a cessé d’attendre Celle- aux- yeux- de- pervenche et dédié à une fille aux yeux verts les poèmes dont il a commencé l’écriture. En 1939, il a publié un recueil de poèmes intitulé: Outlines[3]. Le 17 juin 1940, il a disparu en mer à bord du sous marin Morse.

 Le recueil de poésies Outlines a été édité avec une préface dans laquelle je rappelle les événements de ce qui a été pour nous trois la fin de notre enfance, au milieu des myoporums qui entouraient la cour de récréation. Les souvenirs qui suivent me concernent moi-même.

 Pour commencer, je mentionne un événement important de ma vie, survenu dès le 1er octobre 1932. À l’entrée en classe de 5ème, il fut demandé aux élèves de faire une rédaction et de répondre par écrit à quelques questions écrites au tableau noir: le but était de s’assurer qu’ils étaient capables de suivre le cours de cette classe. J’étais assis sur un banc au dernier rang: j’avais beau écarquiller les yeux, je n’arrivais pas à lire ce qui était écrit au tableau. Je parvins péniblement à déchiffrer quelque chose en tirant la peau à gauche et à droite des yeux. Au bout de quarante minutes, je me décidai à lever le doigt pour parler au maître surveillant:

—M’sieu, je vois pas ce qui est écrit au tableau.

—C’est maintenant que vous le dites !

 Le surveillant leva les bras au ciel, me plaça au premier rang et me lut le texte. Je rédigeai une page, mais le surveillant s’étant renseigné sur moi revint me dire:

—Pas d’importance. Vous êtes boursier, vous n’avez pas à faire ce devoir.

 On décida toutefois de prévenir d’urgence ma famille. Mon père vint voir ce qui se passait, et m’emmena chez l’oculiste: c’était un russe blanc avec un fort accent; il regarda mes yeux et demanda à mon père:

—Est-ce qu’il se touche ?

Mon père surpris se tourna vers moi:

—Est-ce que tu te touches ?

Moi  sans comprendre:

—Je touche quoi ?

Mon père rassuré à l’oculiste:

—Il semble que non. N’insistons pas.

À cette époque on prétendait que la masturbation rendait aveugle. L’oculiste diagnostiqua une myopie de quatre dioptries et prescrivit le port de lunettes commandées aussitôt.

 Je pus lire au loin à nouveau, au moins dans le champ des verres. Mais je découvris ma maladresse dans les jeux de balles: en particulier je ne pouvais pas jouer au rugby avec mes camarades, n’apercevant pas le ballon ovale hors du champ dans les passes sur le coté.

 Nos conversations ordinaires à l’internat avaient pour sujets les dissensions entre petits et grands (à partir de la troisième), les rapports avec les pions, les tentatives de contact avec les filles internes dont nous étions séparés par un mur, les exploits de notre équipe de rugby et chincha la fava, notre jeu favori dans la cour de récréation.

 Un jour de 1933 le groupe des petits décida que nous en avions assez d’être brimés par les grands; nous nous montions réciproquement le tête: cela ne pouvait plus durer, nous allions résister dès la prochaine récré ! La cloche sonna, nous courûmes depuis le préau en poussant un cri de guerre: « Sus aux Grands ! »

 Assis au dernier rang, je sortis le premier et je me précipitai sur le premier grand rencontré, isolé au milieu de la cour, bayant aux corneilles: c’était André Giacomoni, de la classe de troisième. Je fonçai sur lui tête baissée: surpris il encaissa le choc puis me retint et ne tarda pas à me maîtriser étant beaucoup plus fort que moi. Pendant que je me débattais, je m’aperçus que mes camarades, loin d’en faire autant, avaient formé un cercle autour de notre lutte et m’encourageaient de la voix en riant:  « Vas-y Cadosch, mords-lui l’œil, tue-le ! » Je me débattis sous Giacomoni qui finit par me plaquer au sol et me terrasser. Ce fut bientôt la fin de la récréation. Je me relevai dignement aux applaudissements des autres petits: « Bravo Cadosch ! » Mais je jurai en silence par devers moi que jamais, plus jamais, je ne me porterais au premier rang en avant d’une attaque, ne pouvant voir si les autres attaquants suivaient.

 Ai-je tenu parole ? Je garde surtout le souvenir d’une soirée de 1955 où j’écoutais à la radio une interview de l’ex président du conseil Pierre Mendès France, récemment débarqué du pouvoir. On sait qu’après la défaite de Dien Bien Fu la majorité avait accepté la mort dans l’âme de porter au pouvoir PMF sur son engagement de signer rapidement la paix avec le Viet Nam. PMF avait ensuite essayé de mettre en œuvre sa propre politique pendant quelques mois, négocié l’indépendance de la Tunisie, pas vraiment soutenu par le peuple quand il avait essayé de convaincre les français de boire du lait plutôt que du vin, et en fin de compte fut chassé ignominieusement du pouvoir à l’initiative de René Mayer, avocat des colons : les députés qui avaient gardé un mauvais souvenir de ses causeries au coin du feu à la radio l’empêchèrent de parler à la Chambre après sa chute. L’interviewer lui rappelant ces faits, je retins la réponse amère de PMF: « Je ne serai plus jamais le syndic de la faillite des Autres ! »

A ces mots je ne pus me retenir de m’esclaffer: « Giacomoni !! » à l’ébahissement de mon entourage.

Scolarité

 En cinquième, j’étais considéré comme excellent élève, mais j’ai rencontré un problème en quatrième. On m’a bien accordé le prix d’excellence, mais ma scolarité de gamin de treize ans n’a pas du tout été appréciée par le professeur de français: Mlle Pouget, vieille fille  très réac, qui me notait sous la moyenne; les copains lui ont manifesté un jour leur étonnement:

—L’an dernier Cadosch avait toujours 15 ou plus, qu’est ce qu’il lui arrive?

—Mais c’est un indigène! répondit la prof. C’est déjà très bien qu’il écrive en français, sans faute d’orthographe, alors que ce n’est pas sa langue maternelle.

—Madame, rectifiai-je, je ne parle que le français:  mes parents sont instituteurs et l’enseignent.

 Là-dessus, elle nous demanda de rédiger pendant les congés de fin d’année un conte de Noël.

—Qu’est ce que c’est que cette histoire, et la laïcité? s’indigna mon père. Je vais écrire à M. Morillot (le proviseur).

—Laisse tomber, papa, je vais régler à ma manière.

 Je trouvai un conte de Noël dans « La semaine de Suzette », journal lu par ma soeur: une dentellière prie la Vierge Marie, et le matin des cristaux de neige sur sa fenêtre dessinent un motif pour la robe de la princesse. Je le recopiai intégralement sans changer un mot. Cette fois Mlle Pouget me nota 18 et me regarda autrement;   un moment j’ai cru qu’elle allait tenter de me convertir!

Satisfait de ma revanche, je ne soufflai mot de ma supercherie sauf à mes copains Arnaud et Venturini bien sûr, et à mon père qui me reprocha mon manque de respect.

 Peu avant la fin de l’année scolaire, je trouvai dans ma boîte aux lettres un numéro de journal intitulé:  Clarté. C’était le journal du Parti Communiste clandestin au Maroc  et ce fut mon premier contact avec la politique. J’avais bien entendu parler de l’affaire Stavisky, et des graves troubles qui avaient eu lieu à Paris le 6 Février, mais je n’avais pas compris ce dont il s’agissait.

Le journal Clarté expliquait qu’il y avait des riches et des pauvres, mais que les riches exploitaient les pauvres en les faisant travailler pour un salaire de misère: juste de quoi manger pour avoir la force de travailler, et mettaient dans leur poche l’argent gagné sur leur dos en vendant le produit de leur travail. Cela me parut très injuste, et je devins bolchevik pendant un mois ; mais de plus amples explications de mon entourage me firent vite changer d’avis.

 Le 30 juin 1934 Mme Arnaud vint chercher son fils et moi-même pour nous emmener à Rabat: son mari était nommé interprète à la Résidence générale, et Élie avait déjà été nommé directeur d”école à Rabat. Au passage je vois que le journal publie en première page sur six colonnes : « La nuit des longs couteaux : Le crépuscule des dieux ? » Qu’est-ce qui se passe dans le monde, en Allemagne ?

Je serais donc élève externe au Lycée Gouraud de Rabat ainsi que Jean à la prochaine rentrée.

À la veille de rentrer au lycée dans la classe de troisième, mes culottes courtes furent remplacées par des pantalons, et j’eus l’impression fugitive que les filles me regardaient différemment. Mais je ne disposais d’aucune expérience me permettant d’explorer ces possibilités nouvelles.

[1] Le nom de Jean Venturini figure sur une stèle au Panthéon.

[2] « Ce n’est qu’au crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol » écrit le philosophe Hegel (XIX°) : «  la philosophie vient toujours trop tard : elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation », donc après le scientifique, le technicien, comme témoin commentateur.de l’homme d’action.

[3] VENTURINI J.: Outlines, Vaillant , Nice, 2009

Publié dans CARTES D'IDENTITÉ, HISTOIRES | Marqué avec , , | Laisser un commentaire

5- Qui sommes-nous, d’où venons nous?

¡ Soy la voz de tu destino !

¡ Soy er fuego en que te abrasas !

¡ Soy er viento en que suspiras !

¡ Soy la mar en que naufragas !

Manuel de Falla y G. Martinez Sierra, « El amor brujo »

« L’amour sorcier »

Généalogie

Je suis né en 1921 à Mazagan, ville côtière située à 80 kilomètres au sud de Casablanca, dans la rue de la Senia des Gherrabs (marchands d’eau). Cette ville porte aujourd’hui le nom marocain de: El Djadida, qui signifie: La Neuve. On m’a dit que les Portugais de la garnison de Mazagan assiégés en 1765 par des Marocains, après avoir demandé sans succès la protection du roi du Portugal, ont réussi à s’embarquer de nuit sur des navires qui les ont conduits à l’embouchure de fleuve Amazone, puis ont fondé la ville de Mazagao dans un état du Brésil, près de la Guyane française.

Ma mère institutrice débutante fut affectée successivement à différents bleds dont Azemmour au nord de Mazagan, où mon existence a commencé à prendre forme ; elle a accouché d’un garçon en janvier, mais a quitté Mazagan dès la rentrée suivante et n’est plus jamais revenue là bas.

Conçu dans son ventre au printemps 1920 à Azemmour où j’ai séjourné sous la forme d’un fœtus ; puis né en hiver 1921 à Mazagan sous la forme d’un infans, enfin transporté ailleurs, je ne suis jamais retourné à mon lieu de naissance, je n’ai pas vécu dans ma ville natale, je ne m’y suis pas fait des copains d’enfance. Je suis donc un déraciné, j’en conviens volontiers : la raison en a été l’évolution du besoin local d’enseignants, modestes ambassadeurs itinérants.

Du coté des Hespérides

Mon père Élie Cadosch est né en 1897 à Larache, ville côtière située à 80 kilomètres au sud de Tanger, et port de mer situé à l’embouchure de l’oued Loukos, cours d’eau torrentiel qui descend du Rif marocain. On y trouve des champs d’orangers. Mais le jardin des  pommes d’or  des Hespérides que les Anciens situaient dans cette région produisait plutôt des coings: l’antiquité n’a connu les agrumes qu’importés d’Orient lors des conquêtes d’Alexandre le Grand.

Les familles régnantes Bourbon-Orléans y ont élu domicile quand elles ont été chassées de France en 1830, après s’être réfugiées en Espagne. L’écrivain Jean Genet s’y était installé.

Mon père parlait l’espagnol castillan moderne sans accent, comme les autres habitants de cette partie du Maroc qui fut placée en 1912 sous protectorat espagnol, et qui était toute proche de l’Espagne : plus précisément de l’ Andalousie qui se trouvait juste de l’autre côté du détroit de Gibraltar. Les habitants de cette région méridionale de l’Espagne ne parlent pas le castillan mais l’andalou , considéré comme un dialecte par les autorités, mais comme une vraie langue par les autochtones : par exemple les andalous ne prononcent pas les consonnes à la fin des mots. L’épigraphe en tête de cet article, tiré de l’Amour sorcier, est écrit en andalou.

Elie avait toutes les raisons de croire que ses ancêtres moyen-âgeux avaient été chassés en 1492 d’Andalousie, où ils séjournaient dans la banlieue de Cordoue, par la reine Isabelle la Catholique et le roi Ferdinand d’Aragon, et il supposait qu’après avoir traversé le détroit ils s’étaient arrêtés au premier endroit agréable qu’ils avaient rencontré. Le port de Larache est inaccessible aux bateaux parce que les alluvions charriées par le fleuve ont formé une barre à son embouchure, qui empêche les navires d’accoster. Mon grand père paternel était chef d’équipe: il dirigeait le chargement des agrumes transportés sur une barque vers le navire marchand. À la naissance d’Elie, ma grand mère Sol tomba malade et mourut. Mon grand père partit à Tanger pour « tenter de résoudre la situation », mais il ne revint jamais. Mon père orphelin fut élevé par une tante sœur de sa mère. Il bénéficia de quelques leçons d’une institutrice anglaise, et fut scolarisé à l’école primaire de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.) : des instituteurs y enseignaient le français en appliquant les programmes laïques arrêtés en France sous le ministre Jules Ferry. C’était la vocation de l’A.I.U., créée en 1860 par Adolphe Crémieux et d’autres, pour aider les juifs de cette partie du monde en les émancipant par l’instruction publique d’origine française porteuse des idées de la révolution. Les «hussards de l’Alliance» ne furent pas mieux vus par les rabbins locaux que les hussards de la République par les curés.

En 1912, Elie Cadosch se rendit à Paris pour y apprendre le métier d’instituteur à l’Ecole Normale Orientale, créée par l’A.I.U. en bordure du Bois de Boulogne: on y trouve à l’entrée une copie de la statue de Moîse par Michel Ange. Elle fut longtemps dirigée au lendemain de la deuxième guerre mondiale par un philosophe illustre: Emmanuel Levinas.

Du coté de Constantinople

Ma mère Dora est née de Bension Tchiprouth, instituteur, et de Victoria Pinto, dont le père était boucher. Elle est venue au monde à Istanbul, qu’elle a toujours appelée Constantinople, dans le quartier d’Ortakeuy, qui passe pour être le quartier latin de cette métropole. On y trouve le palais Dolmabahce Saray, au nord du quartier populaire de Galata, qui borde la Corne d’Or sur la rive européenne du Bosphore. C’est un des endroits où passèrent les Galates, ou Gaulois, après avoir envahi toute l’Europe à l’époque romaine avant de s’arreter le long du bord de la Mer Noire, autour de Trébizonde, pays des Circassiens, ou Tcherkesses. Ils ont du passer aussi sur le bord du détroit des Dardanelles et de la mer de Marmara, où se situe la ville de Gallipoli (en grec : la ville des Gaulois ), et où eut lieu une bataille sanglante gagnée par les Turcs contre le corps d’expédition franco-britannique.

Ma mère se rendit elle aussi en 1912 à l’âge de quinze ans à Paris, à l’Ecole Normale Orientale des filles, située aussi à Auteuil. Elle m’a raconté qu’elle était simplement montée dans l’Orient Express sans autre passeport qu’un acte de naissance ottoman, et avait traversé sans encombre toute l’Europe jusqu’à Paris: elle reçut seulement à Budapest et à Vienne la visite de dames d’un Office de protection de la jeune fille. L’Europe existait alors, c’était encore un endroit civilisé, pour très peu de temps!

Peu avant la fin de la Grande Guerre, Elie Cadosch et Dora Tchiprouth au terme de leurs études furent envoyés à l’été 1918 au Maroc, pour y enseigner. Le général Ludendorff avait remporté aux portes de Paris une victoire qu’il espérait définitive, avant l’arrivée en nombre des troupes américaines qui commençaient à débarquer. Ils embarquèrent à Bordeaux sur un bateau qui attendit plusieurs semaines dans la Gironde l’autorisation de partir. Ma future mère était terrorisée à l’idée d’une attaque par les sous-marins allemands, mais on lui rétorqua qu’elle ferait mieux de se méfier des marins saouls.

Elie et Dora firent connaissance sur le bateau et se marièrent peu après leur arrivée. Après ma naissance en 1921, ma mère donna naissance en 1923 à une fille: Sol ou Solange.  

En 1924, elle voulut revoir à Constantinople sa famille qu’elle avait perdue de vue depuis 1912. Elle s’embarqua avec ses deux enfants en bas âge, mais la police du port d’Istanbul refusa son entrée sur le territoire autrefois ottoman, mais maintenant turc: obligée de rester à bord du bateau elle revint à Casablanca sans avoir pu rencontrer son père et ses soeurs, bloqués sur le quai par l’autorité portuaire. En effet ma mère était venue avec un passeport d’après lequel elle était de nationalité ottomane, née à Constantinople, et mariée à un marocain. Cela sembla tout à fait suspect aux yeux des révolutionnaires qui venaient de prendre le pouvoir et avaient proclamé une république turque.

Elle ne pouvait être turque, puisqu’elle était absente de ce pays pendant qu’il avait changé de régime. La police lui déclara qu’elle ne comprenait pas comment elle pouvait être née à Istanbul, et que la nationalité ottomane indiquée sur le passeport avait disparu. Bref, elle était soupçonnée d’espionnage, ou de menées contre-révolutionnaires, sans autre base que le passeport incriminé. Agé de trois ans, je fus seul autorisé à descendre un moment sur le quai pour embrasser mon grand père.

Dora fut donc à son retour déclarée apatride, munie d’un passeport Nansen, et finit par être naturalisée française en 1953 quand elle vint en France à sa retraite.

 Vers la fin de la Grande Guerre, alors que la bataille des Dardanelles faisait rage, un groupe de jeunes habitants grecs de la ville de Gallipoli, voyant que la guerre risquait de finir par une victoire de leurs ennemis turcs, ont tenté de quitter le pays à bord d’un rafiot grec affreté pour les emmener aux USA.

Le chef du groupe nommé Toledano était le grand-père de Sydney Toledano, devenu par la suite en France le successeur d’Yves Saint Laurent à la tête de Dior et de Givenchy. Le rafiot grec a réussi à traverser la mer Méditerranée jusqu’à Gibraltar, mais n’a pu aller plus loin. Toledano est alors parti vers la France dans le Nord, tandis que ses compagnons de route : Benezra, Candioti, et Madar, se sont dirigés vers le Sud et se sont arretés à Casablanca, où ils ont ouvert trois maisons de commerce grecques et ont épousé mes tantes Léa, Soledad et Fortunée Barujel, dont les enfants sont mes cousines.

Publié dans CARTES D'IDENTITÉ, HISTOIRES | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

4- Qui je fus. Qui je ne fus pas

«Ben non, je suis pas juif: je suis pas homo non plus»

J’ai reçu ce message, il y a environ quarante ans, quand les français ont commencé à réaliser qu’une Shoah fut, n’en ait déplu à certains qui prétendaient n’y voir qu’un «détail mineur» de la guerre, avant et pendant la guerre, qui n’en aurait été en somme qu’un décor superflu ; et non ce qui fut en fait un assassinat en masse organisé à froid.

Le message m’était adressé par quelqu’un que je lisais régulièrement toutes les semaines .

Je cite son propos «entre guillemets», car j’aurais pu en dire autant de moi-même: non, je suis pas cela, je suis pas «rom» non plus, ni noir, ni jaune, ni peau rouge, etc.

J’ai rien contre les juifs, ni contre les roms, ni contre les homos ; j’ai rien pour non plus : chacun son truc, c’est pas mes trucs, c’est tout.

Je suis comme le «cuisinier sur le bateau de voyage au long cours », qui «n’était pas d’accord» pour subir le truc, réclamé par un passager quand le cours était trop long, et son besoin devenu pressant: le cuisinier criait très fort son désaccord, tandis que deux gaillards le tenaient solidement et le bâillonnaient; et pourquoi pas comme Ulysse attaché à son mât, non pas pour résister au chant des sirènes, mais pour que des êtres maléfiques puissent impunément lui infliger les derniers outrages, dans une version perdue de l’Odyssée : tous les êtres humains sont enchaînés et égaux en devoir de subir ces maux. Continuer la lecture

Publié dans CARTES D'IDENTITÉ, HISTOIRES | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | 3 commentaires