4- Qui je fus. Qui je ne fus pas

«Ben non, je suis pas juif: je suis pas homo non plus»

J’ai reçu ce message, il y a environ quarante ans, quand les français ont commencé à réaliser qu’une Shoah fut, n’en ait déplu à certains qui prétendaient n’y voir qu’un «détail mineur» de la guerre, avant et pendant la guerre, qui n’en aurait été en somme qu’un décor superflu ; et non ce qui fut en fait un assassinat en masse organisé à froid.

Le message m’était adressé par quelqu’un que je lisais régulièrement toutes les semaines .

Je cite son propos «entre guillemets», car j’aurais pu en dire autant de moi-même: non, je suis pas cela, je suis pas «rom» non plus, ni noir, ni jaune, ni peau rouge, etc.

J’ai rien contre les juifs, ni contre les roms, ni contre les homos ; j’ai rien pour non plus : chacun son truc, c’est pas mes trucs, c’est tout.

Je suis comme le «cuisinier sur le bateau de voyage au long cours », qui «n’était pas d’accord» pour subir le truc, réclamé par un passager quand le cours était trop long, et son besoin devenu pressant: le cuisinier criait très fort son désaccord, tandis que deux gaillards le tenaient solidement et le bâillonnaient; et pourquoi pas comme Ulysse attaché à son mât, non pas pour résister au chant des sirènes, mais pour que des êtres maléfiques puissent impunément lui infliger les derniers outrages, dans une version perdue de l’Odyssée : tous les êtres humains sont enchaînés et égaux en devoir de subir ces maux.

Il y a «pas si longtemps pour l’avoir oublié», on pouvait lire à l’entrée d’un jardin ou d’un autre endroit public sur un écriteau : «Entrée interdite aux juifs et aux chiens»; ou «aux chiens et aux juifs», ça dépendait. Je suis pas juif, je suis pas chien non plus. À l’entrée du jardin d’une église, j’ai entendu un jour un curé interrogé par ses ouailles : elles lui demandaient comment faire pour reconnaître un juif, n’en ayant jamais vu. Embarrassé le curé qui n’en avait jamais vu non plus ni imaginé, excepté le Fils et les Apôtres comme des vues de l’esprit, mais sans doute influencé par l’écriteau, les chiens, a fini par répondre :

Euh …un juif a une queue derrière…

Juif ou pas, j’en ai une devant, pas derrière : ni de moi ni de quelqu’un d’autre; c’est à ce propos que j’ai cru devoir préciser que je suis pas homo.

Quoi qu’il en soit, ce patronyme présumé « kadosch » est effectivement utilisé, en Afrique du Nord où je suis né, par des «thalas»: des gens qui vont – t’ -à- la synagogue, souvent avec l’orthographe: « kadouch » ou «cadoche» ; mais également, et en nombre plus grand, parmi les gens du pays vingt fois plus nombreux qui vont t-à la mosquée; incidemment aussi par quelques uns allant t-à la messe , ou des protestants, descendants possibles de juifs convertis en Espagne, et même des orthodoxes grecs ou russes y ayant émigré dans l’empire ottoman; et aussi enfin par moi-même qui ne pratique aucune religion, considère le monothéisme comme une calamité monstrueuse, et après une brève période polythéiste ai oscillé depuis mon jeune âge, entre agnosticisme et athéisme «avec crainte et tremblement», mais, dit-on à Delphes: «rien de trop, meden agan».

Il s’agit là d’une décision personnelle, que j’ai prise après mûre réflexion, post deliberationem animae meae, au cours de l’été de 1934, donc à l’âge de 13 ans: pas vraiment en raison des évènements politiques de l’époque, dont j’étais peu informé, mais plutôt à ce moment parce que j’étais fasciné par l’étude du grec ancien, les faits et gestes des dieux de l’Olympe, leurs interventions dans l’Iliade et l’Odyssée, autrement plus passionnantes que les récits de la Bible: Minerve, déesse de la Science, et la Chouette sur son épaule; Apollon, condamnant le roi Midas à porter des oreilles d’âne, parce qu’il avait préféré la flûte de Pan à sa Lyre, l’emportaient haut la main sur Moïse écartant les eaux de la Mer Rouge pour quitter l’Egypte et la refermant après et sur Josué massacrant les habitants de Chanaan.

Je n’étais pas seul de mon espèce. On décomptait au Maroc environ un millier d’agnostiques (n’adhérant à aucune gnose): en fait des mécréants, ne croyant pas que la chose qu’on appelle Dieu existât;   ou d’athées: en fait des croyants (que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit)  persuadés que la chose qu’on appelle Dieu n’existe pas plus que la bête qu’on appelle licorne, portant une seule corne sur la tête.

Je ne crois pas du tout que mes ancêtres aient été des nomades sortis d’Egypte, pour aller en Terre Promise. Je n’ai donc jamais émis le souhait: « L’an prochain à Jerusalem ! » C’est bien le dernier endroit où j’aimerais habiter, même pas en touriste de passage. Il est habité par des hébreux extrêmement religieux, des hébreux moyennement religieux, et aussi par des hébreux pas religieux du tout mais aujourd’hui minoritaires, qui ne doivent pas s’y sentir très à l’aise.

C’est donc à tort que beaucoup de gens, y compris des autorités publiques, apprenant que le signe kadosch me désignait, en ont déduit que je « serais» juif, me «regardèrent» comme juif, et en tirèrent des conséquences ne recueillant pas mon approbation ni mon simple acquiescement.

L’affaire mérite que j’en rapporte les principaux éléments. Elle a fait suite à mon arrivée à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne comme élève ingénieur de l’École des Mines de Paris de deuxième année au titre étranger en Décembre 1940, racontée précédemment.

Le 1er octobre 1941, retournant à Saint Etienne comme élève ingénieur de deuxième année au titre étranger, j’étais à l’époque de nationalité marocaine, et circulais sur le territoire de l’État Français de Vichy muni d’un passeport marocain « étranger». J’étais en principe «protégé français»: étranger en vertu de l’Acte d’Algesiras de 1906 stipulant que «la nationalité marocaine de s’acquiert ni ne se perd», mais applicable au Maroc placé sous protectorat de la France à la suite de sa conquête par le général Lyautey, dont j’ai rappelé l’histoire dans l’article: «Carte d’identité».

Je devais remplir un questionnaire du Ministère de l’Industrie me demandant de répondre par oui ou non à la question: êtes vous « de race juive»? La notion de « race» devait évidemment être prise au sens sous-entendu par la loi du 2 juin 1941 dans les termes employés par le Maréchal Pétain lui-même qui permettaient de ratisser large: était «regardé comme juif» à peu près toute personne ayant eu au moins un parent de religion juive. En cherchant, on me trouverait bien des parents de religion juive.

Les lois raciales d’exception étaient applicables aux marocains sous la forme d’un dahir, bien que le Sultan du Maroc ait refusé de le valider, et donc imposées de force. Par ailleurs il était clair que l’État Français, substitué à la République Française précipitamment éliminée par le Maréchal dès que les représentants du peuple lui aient voté les pleins pouvoirs, prônait la collaboration avec l’État Allemand nazi qui voulait expulser d’Europe tout ce qui était « de race juive»; à la question posée je ne pouvais que répondre: Oui. J’étais alors condamné à être expulsé de l’Ecole en application du Statut des juifs établi par Xavier Vallat, Commissaire aux «Questions juives», et poursuivi en zone d’occupation par le Service d’Ordre Légionnaire de Joseph Darnand parti en guerre contre la « juiverie bolchevique» le 21 Juin 1941 en prêtant serment à Hitler.

Inspiré par la convention de Genève définissant ce qu’un prisonnier de guerre devait répondre s’il était interrogé par son ennemi, j’ai ajouté à ma réponse positive le contenu de mon passeport : «  taille 1 m 65, yeux bleus, cheveux chatain, signe particulier: porte des lunettes» ainsi que mon groupe sanguin: Rhésus B plus.

Le Ministre de l’Industrie (M. Lehideux) ou son représentant m’exclut de l’École des Mines, et un flic apposa sur mon passeport le tampon: « Etranger de race juive».

Je m’inscrivis alors à la Faculté voisine de Lyon, où l’on ne me posa aucune question: le 1er octobre était passé, et l’administration locale ne fit preuve d’aucun excès de zèle pour interroger les étudiants retardataires à propos d’une «race juive» hypothétique.

Puis je partis pour revenir chez moi à Casablanca le 26 Août 1942, en passant par Marseille, où ce passeport fâcheux faillit me coûter la vie ce jour-là, car je fus pris dans une rafle par la police française organisée par ordre de Pierre Laval, en zone libre dans l’État français de Vichy, en vue d’arrêter tous les porteurs de passeport d’étranger de race juive afin de les livrer à la Gestapo en zone d’occupation. J’y ai échappé par miracle en me réfugiant dans un cinéma, avant de réussir à m’embarquer vers l’Afrique du Nord.

La forme est la substance des choses

A une époque plus lointaine, je jouais au bridge avec mes amis. Quand mon tour venait de faire le mort, je commentais le jeu des trois autres par le refrain des «Mamelles de Tirésias» d’Apollinaire:

Eh! fumez la pipe bergère

Moi je vous jouerai du pipeau

Et cependant la Boulangère

Tous les sept ans changeait de peau

Tous les sept ans elle exagère

Comme le garçon de café raconté par Sartre qui joue à être garçon de café, je jouais pour de bon à être le mort. On peut faire le mort. Mais on n’est pas le mort: ce n’est qu’une création, un jeu. Pendant que je fais le mort, jusqu’à la prochaine peau, j’évalue la durée de cette peau : tous les sept ans, c’est sûr qu’elle ou il exagère! Pas plus que quatre semaines environ… Les cellules se renouvellent en se divisant en deux pour se multiplier, car elles ont une durée de vie limitée, notamment celles de la peau : agressées en permanence par l’environnement elles ne durent que ving-huit jours. Je ne change pas de peau chaque septième année ni même chaque mois: j’en change de manière quasi-continue, mais la matière dont elle a été composée pendant cette période a disparu progressivement, remplacée en entier par une autre matière, ou hylé selon Aristote, coulée dans la même forme, ou morphé, ou presque. Mon corps entier même, contenu à l’intérieur de cette peau, se multiplie autrement, avec une durée de vie de sa morphé limitée à quelques lustres, aussi longtemps que je lui fournis de l’énergie utilisable pour compenser celle des déchets évacués devenue inutilisable.

Les os font exception: ils ne sont pas composés de cellules changeantes, ils sont fabriqués par les cellules, en dix ans, et ils durent très longtemps, (surtout vers la fin, a remarqué Woody Allen): sauf si on les détruit par le feu.

Toutes les choses ayant un corps, y compris nous-mêmes, auquel nous attribuons une identité individuelle, sont composées de molécules identifiables, elles-mêmes composées d’un nombre quelconque illimité d’atomes, allant de un à plusieurs centaines de millions et davantage, eux-mêmes composés de particules élémentaires qui sont dépourvues de toute identité, toute individualité : on n’en repère aucune autre identité que celle de la morphé, la forme, la gestalt du corps, ensemble de ces particules, variables dans le temps. La seule chose douée d’identité est la forme, la gestalt, l’organisation de la matière sous jacente.

Le magicien Prospero assurait que nous sommes de la matière (stuff) dont les rêves sont faits: de leur matière ou de leur forme? Plutôt de bribes et morceaux de cette matière, a corrigé Bateson, qui ne voyait aucune forme; nos buts conscients seraient alors des bribes et morceaux de leur forme.

Macroscopiquement, telle particule à l’instant t au lieu xyz n’est rien d’autre qu’un point-instant de l’espace-temps xyzt. Si on en observe une autre juste à coté, à une distance notée dx, comme une différentielle ; un petit peu après: dt, et même si on croit à la causalité, affirmant que «post hoc ergo propter hoc», affirmation qu’on peut lire : la vie «après cela» donc la pensée «à cause de cela»: car «thought is the slave of life», alors dire que c’est la même particule, parler ainsi d’identité ou même de causalité n’a aucun sens. On pourrait aussi bien soutenir que: «propter hoc, ergo post hoc»; le temps «à cause de cela»; donc la vie «après cela»: «life is the time’s fool»: temps ⊃ vie ⊃ pensée.

Oui, mais quel temps? Il m’est arrivé de le soutenir à mon domicile. Confrontée à : propter hoc ergo post hoc, ma mère hochant la tête m’a répliqué en espagnol: «Dahi le dio la tossa a la gallina»– «Et c’est alors que la poule s’est mise à tousser», imitant sans le savoir le philosophe Peirce qui n’a pas dit mieux, parlant de l’abduction.

Mon corps a la même identité tous les jours : je suis condamné à vie à être celui-là, pas un autre, même si ce corps change sans arrêt. Mais suis-je le maître de ma propre maison? Je ne contrôle pas tout, loin de là. Mon inconscient incontrôlé agit comme un trouble-fête. Sans doute, mais que dire de l’influence des Autres? Assurément ce Je a été très déterminé dans mon cas par les agissements de Franco, Hitler, Staline, Roosevelt, Churchill, et quelques autres trouble-fêtes puissants qui ont beaucoup limité sa liberté. Mais Il a usé autant qu’Il a pu de son libre arbitre supposé: qu’ai-je fait dans la vie ? mon possible.

Détermination et libre arbitre

Il y a un déterminisme universel des choses, et des évènements : la détermination de ce qu’il leur advient ; leur destin est fixé par les lois de la nature: physique, chimie, etc.

Mais l’être humain, qui n’est pas une chose, a tendance à croire à son libre arbitre : il s’imagine qu’il lui permet de déterminer ce qu’il veut, nonobstant un destin qui serait fixé.

Or les stoïciens, notamment Marc Aurèle, soutiennent que le libre arbitre, c’est très bien, mais s’il y a des choses qui peuvent dépendre de moi, sur lesquelles j’ai l’impression que je peux agir, les «de moi»: ta eph’emin en grec dorien, il y a aussi celles qui ne dépendent pas de moi, que nous sommes bien obligés de supporter même si elles nous déplaisent, les «pas de moi»: ta oukh’eph’emin. De gros déterminants de choses : Hitler, la Shoah; l’évolution de la guerre, la bombe atomique ; Staline, le rideau de fer; etc. Des choses si grosses qu’elles auraient déjà pu facilement empêcher par exemple que deux personnages parmi d’autres: moi d’un coté, et Marie Louise, d’un autre coté, se soient jamais rencontrés! Mais elles n’en ont rien fait, nous ayant par chance ignorés.

Parmi ces «grosses choses», il y a aussi la doxa: l’opinion publique, qui dicte à chacun ce qu’on fait parce que tout le monde le fait sans se poser de question; si on s’en pose trop on est regardé de travers par les autres, donc par presque tout le monde; alors si on n’a pas vraiment de motif, on fait comme tout le monde sans même s’en apercevoir.

Ce qui m’est arrivé, ephemin ou pas, a forcément commencé par être totalement indépendant de ce qui est arrivé à Marie Louise, dont je n’ai fait la connaissance très tardivement qu’en décembre 1957. Afin de comprendre ce qui s’est passé ou non, je dois rapporter en détail l’ ephemin : ce que nous voulions faire de notre vie, et l’oukh ephemin : ce qui n’a pas pu se produire, en raison d’événements plus grands que nous qui ont tout perturbé, ephemin, ou bien oukh ephemin, plutôt banales.

Tout le monde en connait sûrement quelques unes, qui racontent à peu près la même histoire. Obligation d’admettre que l’histoire est banale: la même à quelques détails près. Cela parce que Ta oukh eph’emin, les choses «pas de moi», plus la doxa, la tradition, ont exercé une influence dominante sur une histoire apparemment rendue singulière par la particularité de l’ environnement où elle s’est produite, mais dominée par ce que les scientifiques appellent les forces d’inertie : «Pecus», le populo, a comme une vague idée qu’il est mieux là où il est au repos, ou à la vitesse où il va s’il est en mouvement, que là où l’on veut le faire aller: alors il ne bouge pas, ou suit le mouvement, en faisant parfois quelques zig-zags, traces de son eph emin, pour manifester qu’il existe.

Puis vint le jour plutôt tardif où ma vie a basculé : j’eus le bonheur de rencontrer Marie Louise, il y avait eu un «avant», il y a eu un «après», nous nous sommes mariés rapidement. Notre couple a vécu depuis «pour le meilleur et le pire» et essayé de survivre à l’adversité quand elle s’est présentée.

Elle détestait les jeux de hasard, en particulier ceux où l’on jouait de l’argent, car l’un de ses oncles y jouait, et y avait perdu des sommes considérables. Je l’assurai n’avoir moi-même jamais joué au bridge à plus d’un centime le point, mais elle ne me crut pas et me supplia d’y renoncer, ce que j’acceptai sans faire de difficulté, car je n’étais pas trop mordu et préférais jouer aux échecs, et même au morpion si le temps était limité. Par contre son oncle fut enchanté d’apprendre que sa nièce avait épousé un matheux, et s’empressa de me demander si je pouvais lui enseigner une martingale. J’ai tenté de le convaincre de la ruine inévitable du joueur qui joue contre un banquier de richesse illimitée, ou simplement plus riche que lui, mais sans succès : il me répondait que mon joueur était un bien grand fou de s’obstiner à ne jouer qu’à pile ou face, sous prétexte de faire des maths simples à calculer, mais dont la simplicité gâchait son plaisir.

Où suis-je, et depuis quand?

Procédons par ordre: il me faut commencer par évoquer ma vie «avant» un passé révolu, mais qui a laissé des traces, revécues au cours de mon travail de mémoire pour écrire un livre, à la lumière de tout ce que j’ai appris «depuis»; par exemple la théorie de René Girard sur le désir mimétique, et l’ambivalence de la marque du sacré, engendrant une double contrainte, considérée par Gregory Bateson comme l’une des causes majeures de la schizophrénie: celle dont ma soeur Sol fut hélas atteinte, pour n’avoir pas pu supporter un double choc de civilisation quand elle a quitté le Maroc pour me rejoindre en France ; ce fut l’un des grands malheurs subis par mon milieu familial.

J’ai aussi découvert «l’architecture de la complexité»: elle éclaire bien le fait que je n’ai guère l’esprit compliqué que certains de mes amis ont cru entrevoir quand «au milieu du chemin de notre vie, je me suis trouvé dans une forêt obscure où j’avais perdu la ligne droite»[1]. En réalité je manquais d’imagination sociale, et la complexité apparente de mon comportement n’était que le reflet de la complication plutôt considérable de l’environnement où j’ai parfois été plongé[2]. Non, je n’étais pas compliqué: je ne pensais à rien, ou bien je rêvais prosaïquement de vivre en couple avec une femme aimée pas encore trouvée, d’élever des enfants : j’en rêvais au Maroc, et j’ai débarqué en France avec ce rêve simple.

Fus-je un migrant?

J’ai fréquenté beaucoup de G.I. (Government Issue) militaires américains quand les chars de Patton ont débarqué à Casablanca en novembre 1942. Nous avons sympathisé, et fait des efforts pour franchir la barrière de la langue. J’ai rêvé à cette époque d’émigrer aux Etats Unis après la guerre, et j’ai effectivement déposé une demande de visa d’immigration quand ce rêve m’est apparu comme un besoin et que sa réalisation a semblé possible le jour même où je suis arrivé à Paris, à l’ambassade des Etats Unis à Paris, le 3 mai 1945, peu avant le 8 mai, fin de la guerre en Europe.

Auparavant, j’avais bien décidé de partir du Maroc, donc de «faire le migrant», et par suite je le fis, pendant le temps que je mis pour aller en mars 1945 de Casablanca à Paris : j’y avais été convié au lendemain de la Libération de la France par le ministre de l’industrie, à l’aide d’un ordre de mission. Je fus donc appelé, plutôt que migrant, tant que j’ai répondu à cet ordre.

Puis j’ai cessé de l’être quand je me suis arrêté en chemin: je n’ai plus réussi à migrer. Je suis devenu de ce fait un ex migrant demeuré sur place, par chance avec un bonheur relatif. Je crois que c’est le sort commun de tous les êtres humains depuis la nuit des temps, en une ou plusieurs étapes successives, mais au moins une, lors de leur venue à un premier monde extérieur en migrant appelé hors d’un monde intérieur très déterminé: le ventre de leur mère.

Moi-même, où suis-je, et depuis quand? dans quel environnement repérable? J’ai ceci de commun avec le Chancelier Adenauer, d’être né un cinq janvier : ce doit être le sort commun à environ 0,3% des humains, contenus dans une bande de fréquence. Dans l’ordre du temps, je suis né l’an 1921. Dans la direction d’un temps contraire à celle commune où l’entropie de l’univers va croissant, je vis dans le logement choisi, meublé, décoré avec amour par Marie Louise, dont le souvenir flotte un peu partout, habitant ma mémoire, et mes murs, faisant décroître localement l’entropie.

Né au Maroc le 5 Janvier 1921, appelé par Paris en janvier 1945, j’ai quitté ce pays en mars 1945, pour arriver à Paris après une longue attente à Alger pour cause de guerre, le 2 Mai 1945. Pour des raisons personnelles rien ou presque de mobile ne s’en est ensuivi : je n’ai plus bougé de là jusqu’à aujourd’hui.

Im-migrant ou é-migrant?

De nationalité marocaine à l’époque, j’ai été reçu en 1945 avec un numéro 3bis au concours d’agrégation de maths «au titre étranger» en application d’un décret de 1938 du ministre Jean Zay applicable aux marocains, puis j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur civil des mines le 31 Mars 1946 toujours au titre étranger, et j’ai été embauché en avril 1946 par la SNECMA, société nationale de construction de moteurs d’aviation, qui venait d’être créée par le ministre de l’air Charles Tillon : emploi à titre provisoire dans mon esprit, car j’attendais le visa d’immigration aux États Unis, qui n’est jamais arrivé pour des raisons exogènes (le Plan Marshall, l’épisode Mac Carthy), et une inscription à l’Université Stanford de San Francisco qui ne s’est jamais concrétisée non plus.

J’ai quand même fini par me rendre aux Etats Unis par la suite une demi-douzaine de fois, sur invitation, avec un visa touristique, pour y donner des conférences sur des sujets assez pointus : à Washington aux Harry Diamond Labs, sur la «fluidique», flux d’information portée par des courants d’air ; à Minneapolis chez Honeywell, à Dallas chez Ling Temco Vought, et à Cambridge (Massachussets) au Transportation Research Institute, sur les contraintes des transports collectifs; enfin à Boston, pour rencontrer des personnalités au Massachussets Institute of Technology. J’en ai profité pour visiter en touriste New York, d’où j’ai ramené à la maison deux «objets migrants»: notre premier drap de lit en «dacron» et une lampe LED.

Fus-je un im-migrant ? On appelle immigrant quelqu’un qui cherche à entrer dans un pays d’immigration pour y travailler et s’y installer. J’ai voulu im-migrer aux USA, sans succès. Ce n’est pas exactement ce que j’ai fait en France: arrivé là muni d’un ordre de mission, après des débuts difficiles, dans un pays dont je n’avais connu jusque là que l’état français de Pétain à Vichy, j’ai été d’abord plus ou moins bien accueilli pendant un séjour présumé provisoire: j’étais tombé dans une banlieue presque entièrement peuplée d’adorateurs inconditionnels du Petit Père des Peuples Staline; j’ai pris connaissance de ces mœurs locales avec étonnement, puis je m’y suis fait peu à peu quelques amis qui «n’étaient pas d’accord» ils m’ont aidé à m’intégrer, tout en sachant que je n’étais pas citoyen de ce pays-ci, mais théoriquement « protégé » par lui, où l’on croyait encore à un empire colonial, alors que les «colonisés » rêvaient d’indépendance, soutenus par les deux vainqueurs de la guerre, USA et URSS, qui ont vite compris comment tourner ce désir d’indépendance à leur seul profit.

Voyant que ma demande d’immigration aux USA n’aboutissait pas, j’ai accepté à la longue l’idée de m’installer là où je me trouvais, entouré de gens sympathiques, dont je partageais la langue et la culture, et j’ai demandé en 1951 à acquérir la nationalité française. En 1953, pressentant que le Maroc allait finir par recouvrer son indépendance, et étant fermement décidé à ne plus jamais y remettre les pieds, j’ai réitéré ma demande, qui a finalement abouti en 1963. Désormais, je participe sans a priori venant de mes origines, à la citoyenneté républicaine, et à l’aventure européenne, heureux de voir ce pays d’adoption enfin séparé de ses colonies et protectorats, ayant fini par reconnaître qu’ils étaient devenus une charge plutôt qu’une richesse.

Donc je fus à coup sûr un é-migrant : j’ai quitté le Maroc, mon pays natal, post deliberationem animae meae, en 1945, avec la ferme intention de ne jamais y retourner, car je m’y étais senti totalement étranger, dans un environnement hostile, dès l’âge de treize ans, et je n’y suis jamais revenu ; je n’y retournerai jamais. En revanche des centaines de milliers de marocains sont venus en France par vagues successives : la plupart ont été dépaysés et ont reconstitué sur place une communauté semblable celle à laquelle ils appartenaient là-bas. Mais je ne les ai pas fréquentés plus que là-bas, ni moins : j’avais déjà é-migré dès l’âge de raison, sur place, non seulement du Maroc et des marocains, mais même hors de la communauté d’où mes ancêtres étaient issus, et dont je ne partageais ni les convictions ni les comportements.

Toutefois il m’était impossible de me sentir étranger aux dangers qui les avaient menacés, moi compris, car je les ai subis : je suis donc resté à la frontière de ce désert des Tartares, un pied dehors, un autre encore dedans, plus ou moins, malgré moi.

 Illusions créatrices

Au cours de ce périple, qu’ai-je fait qui a marqué ma mémoire?

En 2012, un évènement familial douloureux m’a incité par inquiétude, à rédiger des mémoires (masculin pluriel) : j’avais à tort l’impression que ma mémoire (féminin singulier) flanchait, et je cherchais à me rassurer en la mettant à l’épreuve. En réalité c’était mon épouse, victime d’accidents vasculaires atteignant le cerveau et le cervelet, qui perdait sa mémoire pour de bon et aussi l’équilibre, et n’y a malheureusement pas survécu.

Pour ma part, j’éprouvais seulement une difficulté croissante à me rappeler les noms propres, et on me disait que c’était un effet de l’âge, sans qu’on ait encore repéré quelle était la composition de neurones responsable des noms propres s’ils existaient, et pourquoi le système nerveux faiblissait à faire remonter de la profondeur à la surface de la mémoire à long terme ce rapport particulier avec ce que nous appelons le temps passé: nous parvenons à nous souvenir d’un évènement, d’une chose, mais nous avons du mal à les désigner par le nom que nous leur avions accolés, fixé sur une étiquette artificielle, dans une autre circuit neuronal.

Depuis quelque temps, on me bassine d’explications par les images de résonance magnétique. Nous aurions deux inconscients: celui de Freud (âme) et un autre (du corps), associés comme deux chevaux qui vous tirent en sens opposés. Pour s’empiler dans la boîte crânienne, les neurones se plient dans tous les sens comme des spaghettis, les aires du bonheur sont à un millimètre de celles du malheur et un rien dévie de l’une à l’autre.

L’empreinte du monde extérieur active des synapses où s’inscrivent les images et les émotions dans le cerveau : sans cela pourquoi et à quoi rêverions nous, et que faire de nos rêves si nous ne les racontons pas à un (une) autre? On me dit qu’on voit sur l’écran du scanner l’effet magique de la parole: en réduisant le taux de cortisol, elle empêche l’hippocampe de s’atrophier. J’éprouve le remords de ne lui avoir pas parlé suffisamment souvent.

Àgé de 99 ans, j’ai rédigé ces mémoires sans contrainte ni retenue : pour ma famille, en souvenir de moi, et pour laisser après ma disparition un témoignage documentaire à disposition de quiconque aurait la curiosité d’y jeter un coup d’œil ; pas dans l’ordre chronologique, qu’on appelle ordre du temps par référence à Anaximandre, mais plutôt dans celui de ma mémoire, qui imprime sa direction à un temps particulier, variable, susceptible d’aller et venir pour informer : -« C’est quoi  ça ? en quoi cela peut-il intéresser quiconque, à quoi ça sert ? » pourrait alors se demander le lecteur. Il appartient à chacun d’en décider chaque fois dans son temps.

[1] Dante: L’enfer

[2] Simon H.: Les sciences de l’artificiel

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3 réponses à 4- Qui je fus. Qui je ne fus pas

  1. Sunnerstam dit :

    Merci Marcel,

    Je viens de lire ce text sur votre vie.
    C’est incroyable, quelle richesse.
    Se cacher dans un cinéma, mon Dieu!

    J’espère que vous vous portez bien malgré les contraintes dans cette période difficile.

    Grosses bises!
    Mimi

  2. Berthelage dit :

    27 mai 2021
    France
    Les habitants d’Israël sont des israéliens, pas des hébreux.
    Le peuple hébreu n’existe plus depuis l’an 70 à cause de l’empire de Rome.

  3. Berthelage dit :

    Salut !
    Quand le saint Messie Sauveur Jésus-Christ reviendra à Jérusalem,
    il transformera en êtres divins, jeunes, magnifiques, vivants éternellement,
    tous les gens qu’il aime, les vivants et les morts.

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