Sérendipité

Origine historique.

Embauché comme chercheur à  la SNECMA au lendemain de la guerre, je fus affecté au service de l’ingénieur Jean Bertin, dont l’imagination était inspirée à cette époque par le tube de Schmidt, moteur à explosions périodiques d’une source de carburant, servant à la propulsion d’un missile allemand qui avait transporté la bombe V1: il consistait en un tube droit fermé à l’avant par un clapet travaillant des deux cotés: quand il était fermé, une poussée était produite par les gaz expulsés vers l’arrière; quand la pression retombait, de l’air frais pénétrait dans le tube de l’autre coté du clapet, et permettait une nouvelles explosion entretenant un cycle propulsif.

Ce tube inspirait à Bertin l’idée  d’imiter le fonctionnement de ce modèle par un appareil ne comportant pas de clapet: il cherchait à construire un moteur n’ayant pas de pièce mobile du tout, dont il existait quelques exemples: une tuyère thermopropulsive de René Leduc avait reçu un soutien enthousiaste du Service Technique du Ministère de l’Air. Il voulait  réaliser un tube propulsé par des gaz d’échappement éjectés principalement vers l’arrière, en éjectant le moins possible de gaz vers l’avant. Ce tube serait un exemple de pulsoréacteur[1].

À cet effet, il cherchait  à expérimenter des tuyaux et conduits de toutes sortes de formes,  qu’il appelait détecteurs (comme les diodes) dans l’espoir qu’une forme produirait dans la matière une différence des débits de gaz entre les deux sens: en somme une diode de gaz.

Mon travail consistait à  essayer toutes les formes possibles de tuyauteries susceptibles  d’exercer une fonction de diode.

En dépit d’efforts méritoires, et de beaucoup d’imagination, mes compagnons de travail chargés du fonctionnement d’un pulsoréacteur ne parvenaient à obtenir que des résultats fort médiocres. Le pulsoréacteur de Jean Bertin a quand même fini par fonctionner d’une manière utile en avril 1948 sous une forme empirique, et sous le nom d’ «Escopette» : on a réussi à trouver une forme de détecteur fluide suffisamment performante pour remplacer les clapets. Il a servi au moins à la réalisation d’un planeur auto-propulsé, mais il faisait un bruit épouvantable qui l’a rendu inutilisable à d’autres fins, et en dépit des efforts d’une équipe talentueuse pleine d’idées il a fini par être rejeté par l’environnement : en l’espèce, le Service Technique du Ministère de l’Air, qui cessa de le soutenir.

Le but d’un objet est ce qu’il fait[2]

L’étude du pulsoréacteur a cependant débouché sur un résultat heureux inattendu : au même moment d’avril 1948 où on réussissait enfin à le faire fonctionner sur une  bouche d’air comprimé, l’ouvrier préparateur du laboratoire où j’étudiais un candidat détecteur avait pour tâche de monter une maquette de l’entrée de cet élément, mais il fit un montage défectueux : le gaz supposé sortir droit vers l’avant sortit de travers !

Mon travail consistait à aider Jean Bertin à faire fonctionner un pulsoréacteur : il se trouva que cet incident de labo imprévu nous montrait la voie d’un moyen de freiner l’atterrissage d’un avion à réaction, équipé d’un turboréacteur  ;  sans abandonner le but fixé de faire fonctionner un pulsoréacteur exploitable, l’expérience nous incitait à chercher à atteindre un autre but : à faire un frein au lieu d’un moteur, avec l’appareil qui fonctionnerait en satisfaisant à ce but modifié.

Horace Walpole, se référant à un conte persan sur Serendip (ancien nom du Shri Lanka) a appelé sérendipité une découverte inattendue, faite grâce au hasard et à l’intelligence, et par sagacité accidentelle.

La serendipité est le fait même de trouver quelque chose de nouveau, d’imprévu, car pour cela d’après le cybernéticien W.Ashby inspiré par Darwin, une source de hasard non programmé dans la recherche mais observée par un esprit attentif est indispensable.

Les figures 1, 2, 3 et 4 ci-après reproduisent des photographies originales, prises en 1948 en plein processus de sérendipité, sans savoir qu’un fait nouveau était photographié.

La figure 1 montre une maquette rectangulaire d’entrée de pulsoréacteur montée à l’envers sur une bouche d’air. L’écoulement d’air la traversant était censé figurer la sortie vers l’avant de gaz éjecté par une explosion, l’air alimentant ensuite le pulsoréacteur pour préparer l’explosion suivante devait pénètrer en sens inverse par le même conduit ayant alors la forme de tuyère d’admission, figurée dans la maquette par la paroi incurvée à gauche.

Le montage défectueux préparé laissait dépasser de la paroi d’en face une saillie, qui produisit une déviation du jet soutenue par la paroi courbe que montre la figure 1.

Le préparateur, au lieu de corriger ce montage, eut l’heureuse initiative de nous prévenir qu’il se passait quelque chose d’inattendu.

La sérendipité n’est pas tout, ni un simple bonus pour le travail du chercheur : la découverte inattendue, faite par accident, devait d’abord être confirmée par des montages voisins pour être maîtrisée, reproductible et bien comprise.

                                   Fig 1. Maquette bi-dimensionnelle d’un jet de réacteur                                                       Fig 2. Jet dévié par un obstacle

Une démonstration spectaculaire du phénomène de base fut obtenue aussitôt en montant sur la bouche d’air comprimé du banc d’essais un venturi-tuyère en sens inverse de son montage normal servant à mesurer un débit (fig 3) : la partie tuyère pourvoyait la paroi courbe, le jet se détachait du col de la tuyère, près duquel règnait une forte dépression.

                                       Fig 3.Venturi-tuyère monté à l’envers : diode fluide

                                   Fig 4. Jet dévié en éventail par décollement partiel

Il suffisait de placer un doigt (fig 4) sur une partie du col pour que le jet se plaque brusquement en éventail sur la partie restante de la tuyère, attiré par cette dépression.

Bachelard a « senti » dans son corps la réalité de la force d’inertie en coltinant des sacs postaux. Je l’ai ressentie physiquement en mettant la main dans le jet d’air dévié : cela m’a évité de tomber dans la croyance métaphysique à une « vertu collante »  de l’air aux parois.

La comparaison des figures 1 et 2 démontrait qu’il était possible de dévier un jet en introduisant un petit obstacle, si on avait placé en face une paroi courbe. Nous entrevîmes aussitôt la possibilité d’une déviation de jet commandée en introduisant cet obstacle, découverte inattendue faite grâce au hasard. Bertin contribua par la suite à m’aider par son intelligence et sa sagacité à la compréhension et surtout à la maitrise du phénomène. Il m’en a confié l’étude et la réalisation des applications multiples initiées par la suite.

La première d’entre elles, l’inverseur de poussée de la SNECMA est le résultat du travail collectif des membres de l’équipe que j’ai dirigée, et des techniciens de notre entourage qui s’intéressaient à nos efforts et apportèrent de nombreuses contributions. L’histoire fort pittoresque de ces efforts fait l’objet de l’article suivant: Comment arrêter un cheval emballé.

Au moment de l’atterrissage, la vitesse ve d’entrée dans le réacteur est négligeable comparée à celle de sortie  vs, et s’il y avait un appareil capable de retourner vers l’avant le débit-masse d de  gaz éjecté à la vitesse vs  produirait une force de freinage: d vs. Cet appareil n’existait pas en 1948.

En y regardant de plus près, il est apparu que le petit obstacle utilisé seul, en l’absence de la paroi courbe lui faisant face, produisait une petite déviation inutilisable, et qu’en l’absence d’un obstacle, la paroi à condition d’être suffisamment incurvée laissait passer le jet sans modifier sa trajectoire (pas d’«effet Coanda»). Par conséquent il était possible de munir la tuyère de sortie d’un turboréacteur d’une paroi de courbure assez forte pour ne pas gêner le passage du jet produisant la poussée, mais assez proche pour que l’introduction d’un petit obstacle amorce une déviation substantielle du jet par la paroi, comme le montre la figure 2 : le jet ainsi dévié pouvait être engagé ensuite dans un conduit le dirigeant vers l’avant du réacteur, et produirait une force de freinage à l’atterrissage.

Ce hasard heureux a décidé de mon sort. J’avais enfin trouvé une raison sérieuse de rester à la SNECMA, pour étudier ce phénomène : il indiquait un moyen d’inverser la poussée des turbo-réacteurs et de freiner ainsi sur une piste plus courte l’atterrissage des avions à réaction, qui étaient l’avenir désigné du transport aérien.

Suite => Comment arrêter un cheval emballé

[1] Cf.  Brave new world, catégorie: Avatars de la vérité: Métalogues
[2] The Purpose Of a System Is What It Does : POSIWID, proverbe de Stafford Beer.

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