Illusions créatrices musicales

Illusions arithmétiques

Le compositeur Daniel Goyone a construit un univers de compositeur bien personnel, à l’écart des classifications musicales habituelles. Pianiste issu du monde du jazz, il a été influencé par sa pratique de musiques latino-américaines (cubaine et brésilienne) et indiennes.

Sa musique conjugue une grande attention à l’aspect mélodique et à l’écriture avec une recherche sur l’utilisation de modes, de cycles rythmiques. Il a d’abord cherché en combinant au hasard gammes et accords, en retenant ce qui marchait musicalement, avant de tenter de mettre ses idées en ordre. Utilisant des contraintes comme déclencheur d’idées, il est revenu à des procédés plus classiques pour la mise en forme.

Un exemple de ce travail : le compositeur qui part des douze demi-tons de la gamme chromatique cherche à les combiner et se demande par exemple comment diviser l’octave en cycles de 7 ou 5 intervalles. Il constate que les cycles proches d’une division équilibrée sont ceux qui engendrent la gamme diatonique : 2 2 1 2 2 2 1, et la gamme pentatonique : 2 2 3 2 3.

Goyone prolonge cette constatation en expérimentant d’autres cycles en fonction de la succession d’intervalles qui les composent : choisir un accord ou une gamme à l’intérieur de la gamme chromatique revient alors à définir un rythme qui n’est pas temporel, mais un rythme d’intervalles.

Une observation facile à faire illustre cette façon de voir à partir des touches blanches d’un clavier (gamme diatonique) et des touches noires (gamme pentatonique) : si l’on remplace  «demi-ton» par «croche» (fig 1), on obtient deux archétypes rythmiques omniprésents dans la musique africaine.

 Daniel Goyone vise à harmoniser les rythmes et à rythmer les mélodies : la musique repose sur une rencontre presque parfaite entre l’arithmétique et la combinatoire, qui a constitué pour lui une illusion créatrice, à l’origine de beaucoup de ses compositions, encore qu’il déclare n’y avoir réfléchi qu’incidemment, sans continuité.

 Il lui semble que cette appréhension de la gamme chromatique réconcilie l’approche tonale traditionnelle, les consonances chères à l’environnement externe apollinien, avec l’approche de la musique à 12 sons.

                                                                       Fig 1.

 Daniel Goyone s’est préoccupé de cycles mélodiques, harmoniques et rythmiques, et de toutes dimensions musicales variées par répétition, comme celles utilisées par les musiques indiennes, indonésiennes, et africaines  ;  il a utilisé les représentations de gammes, ou plutôt d’échelles, par des roues. On appelle « échelle » un ensemble de notes, et «gamme» une échelle avec une tonique définie.

Avec une telle échelle, si on place par exemple la note Do à midi, et que l’on parcourt la séquence d’intervalles dans le sens des aiguilles d’une montre, on obtient la gamme Do Ré♭ Mi Fa Sol La♭ Si Do (fig 2). Les gammes utilisées dans la musique occidentale sont construites sur un petit nombre d’échelles : gammes majeure, mineure harmonique, mineure mélodique, quelques autres gammes utilisées dans le jazz.

                                                         Fig 2. Roue d’intervalles

   C’est très peu par rapport au nombre d’échelles que l’on peut obtenir à partir de la gamme chromatique, à savoir : 66 échelles de 7 notes, autant de 5 notes, 80 échelles de 6 notes, etc..Il a donc exploré d’autres possibilités d’échelles en fonction de leur structure.

 À cet effet il représente ces échelles sous la forme de roues : d’autres chercheurs, comme le mathématicien Edmond Costère, qui ont exploré toutes les possibilités d’échelles qui divisent l’octave[1], contenues dans la gamme chromatique, sont arrivés au même résultat.

Dans sa musique, des nombres simples (2,3,5,7) sont utilisés pour la construction d’harmonies, de motifs mélodiques et aussi dans le domaine du rythme, comme nombres de temps ou de divisions du temps  ;  ce sont souvent des nombres premiers, mais ils sont plutôt appréhendés et utilisés comme des nombres « petits », car des nombres plus grands sont considérés comme des sommes de petits :

13 temps = 2+3+2+3+3 dans les musiques des Balkans intuitivement mémorisées comme des figures de groupes, comme les points sur une face de dé ou sur un domino. Le compositeur se trouve concerné ici par la manière dont son esprit structure ce qu’il perçoit : en apparence des nombres, mais en fait des mots très courts.

La quantité d’information qu’un être humain peut maintenir dans sa mémoire à court terme, appelée familièrement la « constante de l’annuaire de téléphone » (environ 10) et le temps pendant lequel il parvient à la fixer sont des limites physiques de notre milieu interne à l’adaptabilité d’un être humain à ses buts  ;  un goulot d’étranglement dans la manipulation des nombres tient à la faible capacité de stockage d’information d’accès rapide dans la mémoire à court terme[2]. Le compositeur utilise beaucoup la répétition pour permettre à l’auditeur de s’y retrouver, d’entretenir sa sensibilité immédiate. Il n’empêche que cette faible capacité de la mémoire à court terme est la seule propriété de l’environnement interne qui limite l’adaptation de sa pensée à la complexité de l’environnement externe, déterminée par le problème qu’il a à résoudre : la longueur des cordes vocales et la volume des fosses nasales ne font rien à l’affaire.

L’approche non rationnelle intervient ensuite lorsque, face aux possibilités ouvertes le compositeur décide de privilégier l’une plus que l’autre. Entrent alors en jeu l’intuition, la sensibilté, et aussi quelques convictions sans vrai fondement rationnel. C’est ainsi qu’il reconnaît avoir utilisé pour la composition des roues numériques, par exemple en divisant un nombre par 7 ou 17. Il s’agit alors d’une contrainte de composition, d’une sorte de jeu.

Mentionnons à titre d’exemple ses compositions dans d’autres gammes :

SUR HUIT NOTES

Les accords de la partie main gauche sont construits sur un mode de 8 notes.

La partie main droite est construite sur la même gamme ou sur un autre mode à transposition limitée de 8 notes appelé gamme diminuée.

Les modes à transposition limitée consistent à répéter une même séquence d’intervalles. La gamme diminuée est : ton, demi-ton, ton, demi-ton, ton, demi-ton, ton, demi-ton.

Le terme de mode à transposition limitée est dû au compositeur Olivier Messiaen, qui a souvent utilisé certaines gammes de 6, 8 ou 9 notes issues de la gamme chromatique, reproduisant plusieurs fois une même séquence d’intervalles : par exemple, une gamme ne comprenant que des intervalles de tons.

LES GENS

La gamme de 9 notes, utilisée dans ce thème produit 4 accords majeurs et 5 accords mineurs.

Elle donne ici l’impression d’une foule de tonalités possibles dont on ne saisit pas à l’audition la structure qui les relie. Le thème ainsi inspiré au compositeur est celui d’une foule anonyme et indifférenciée : les « gens », qui composent aujourd’hui son environnement externe

AMBRE

Un autre thème qui a retenu son attention est celui de « fractal »: concept dont la propriété considérée est qu’on retrouve une même structure reproduite à des échelles différentes.

La structure utilisée est un accord de 3 sons. Le thème est développé par le compositeur, selon son inspiration musicale, en reproduisant la même structure sur une échelle de croches, une échelle de noires pointées, et une échelle d’une longueur de 2 mesures.

BARCAROLLE

Des triades sont construites sur chacun des degrés de la gamme pentatonique de Ré bémol (D♭), alternativement mineures puis majeures. On obtient ainsi un cycle de 10 triades

D♭m /E♭/Fm/A♭/B♭ m/D♭/E♭ m/F/A♭m/B♭

L’emploi de triades majeures ou mineures et l’utilisation de la gamme pentatonique apportent un sentiment de consonance et de stabilité, tandis que l’alternance inattendue du majeur et du mineur fait naître un coté ambigu et surprenant.

[1] COSTÈRE E. : Lois et styles des harmonies musicales, P. U. F.
[2] SIMON H. : Les sciences de l’artificiel,Gallimard. Essais 2004 pp 106-108 et 118-130
[3] COSTÈRE E. : Lois et styles des harmonies musicales, P. U. F.
[4] SIMON H. : Les sciences de l’artificiel, Gallimard. Essais 2004., pp 106-108 et 118-130

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