Mémoire préhistorique

René Girard a développé un rapport entre le sacré et la violence, rappelé dans l’article: La violence et le sacré[1]. Selon René Girard, le sacré fait partie «des choses cachées depuis la fondation du monde» : kekrymmena apo katabolis kosmou, selon Matthieu. René Girard explique pourquoi homo sapiens qui s’est formé il y a quelques millions d’années a instauré des sacrifices d’êtres humains, qu’il a mangés  ;  puis les a remplacés par des sacrifices d’animaux, qu’il a domestiqués à cet effet avant d’en faire une partie de sa nourriture  ;  pour finir par se contenter souvent de sacrifices végétaux, comme ceux qui font l’objet des principaux rites de la Pâque juive, ainsi que du pain et du vin de l’eucharistie chrétienne.

Pour conforter son hypothèse sur l’origine du religieux archaïque, René Girard est remonté à l’origine de l’humanité il y a des millions d’années dans une préhistoire n’ayant laissé aucune trace écrite : à défaut, il aura fallu que des traces subsistent dans le cerveau de l’homme en voie d’hominisation  pour assurer la continuité de sa lente transformation par mimétisme.

Dans la conception animiste de la nature et du monde qui est peut-être la plus ancienne, le monde est peuplé d’un grand nombre d’ «esprits» : êtres spirituels, bienveillants ou malveillants à l’égard des hommes, dont ils personnifient les tendances affectives, les émotions.

La thèse de Freud à propos de cette Weltanschauung est que le soi-disant «esprit» d’une entité : personne ou chose, voire société, se réduit à la «propriété» que possède cette personne ou cette chose en propre, ou cette collectivité, d’être présente, perçue par les sens, donc un stimulus sensoriel ; et par ailleurs de pouvoir faire l’objet d’un souvenir, ou d’une représentation (ou encore d’un rêve), lorsqu’elle échappe à la perception directe[2] : donc à exister aussi dans un autre état latent, inconscient, susceptible de surgir à n’importe quel moment.

Cet esprit véhicule ce que nous appellerions de l’information ; peut-il indiquer dans quel ordre successif sont apparues les étapes du passage de l’animalité à l’humanité : la chasse, la domestication des animaux, le cannibalisme, les conflits, le langage articulé, le feu ? Dans quel ordre les religions, la magie, la sorcellerie, les superstitions, la croyance des hommes aux esprits, aux anges ?

Chacun de ces événements a dû se produire une première fois, il y a très longtemps, mais dans un ordre chronologique qui détermine en grande partie l’interprétation qu’on peut en donner. Ainsi la magie a-t-elle fait son apparition avant ou après la religion ? Par quelles traces en décidons nous, quels souvenirs du passé, quelles mesures de dates, quelles interprétations de quels mythes ?

De toute façon, que la mémoire à long terme d’une personne ou d’une société ait retenu ou non un ordre chronologique, ce n’est qu’une propriété événementielle parmi d’autres, qui participe à sa structure de liste au sens informatique, structure qui provient du fait qu’elle travaille par association ou reconnaissance : chaque événement mémorisé peut être librement ajouté, retranché, ou pointer vers des événements déjà mémorisés, former une liste d’éléments qui s’enchaînent associativement.

Il existe diverses sortes de mémoires : à long terme, à court terme, épisodique, procédurale, affective, etc. Toutes ont pour base un recueil d’informations, provenant de l’environnement interne et de l’environnement externe de la personne ou de la société, transmises par le système sensoriel, et subissant un traitement particulier d’adaptation, pouvant varier dans le temps.

Ces informations enregistrées en mémoire  sont traitées à la manière d’un «système de production» qui fournit les conditions autorisant une action, traitant les informations par des stimuli appropriés de la forme  :

SI Conditions remplies à ALORS Action exécutée

Il est vrai qu’un stimulus sensoriel pourrait engendrer une action même si les conditions de l’action ne sont pas remplies, mais qu’un événement concomitant intervient, comme un catalyseur.

C’est le cas du raisonnement par abduction sur l’observation d’un fait nouveau menant à une inférence sur l’origine de sa cause[3]: pensons par exemple au récit de la vie de Tristram Shandy qui est une longue suite d’associations d’idées, et aux conditions dans lesquelles Tristram Shandy a été conçu[4]. Son père avait pris l’habitude procédurale d’honorer son épouse après avoir remonté l’horloge le soir du premier dimanche de chaque mois, créant ainsi chez elle une association d’idées ;   mais une crise de sciatique interrompit quelque temps ce processus. Quand il remonta sur sa femme à nouveau, elle intervint pendant son travail mal à propos par une question incongrue : —«Pardon mon ami, n’as-tu pas oublié de remonter la pendule ?» qui perturba la situation émotionnelle de son mari: Madame Shandy a établi une association entre la mise à jour du temps de l’horloge et la montée de son mari sur elle, suivie d’un effet attendu, qui se produit : mais suivi aussi d’une grosse colère du mari contre elle, qui trouve sa question stupide  et responsable d’une éjaculation précoce.  Pour elle, un événement E surprenant est  survenu: le mari n’a pas remonté l’horloge: ce serait l’effet logique d’une cause C qu’elle avance: son mari a oublié. Elle a des raisons de supposer que cette cause C explique la colère, qu’elle ne comprend pas autrement : elle n’est pas au courant de la sciatique.

La domestication des animaux, qui remonterait à douze mille ans est en elle-même une forme de mémorisation  : son but primitif a dû être d’approvisionner le groupe humain en bêtes à sacrifier : c’est un processus qui ne devait surtout pas être interrompu, d’une part pour que la collectivité conserve la mémoire procédurale de la méthode de domestication, d’autre part et surtout parce qu’en cas d’interruption l’animal se réensauvageait très vite, et réintroduisait en rappel la violence, dont son sacrifice était censé empêcher le retour, comme un pense-bête en quelque sorte : Achille oublie, la Tortue se rappelle.

[1] Cf: l’article: Apparition du Sacré in: Arts et Sacré , et GIRARD R.: La Violence et le sacré, Grasset p.277.

[2] FREUD S. : Totem et tabou, p. 144

[3] Cf: l’article: L’analogie, modèle de l’abduction, in: Modèles.

[4] STERNE L. : Vie et opinions de Tristram Shandy, Laffont, 1965 p 4

Ce contenu a été publié dans AVATARS DE LA VÉRITÉ, RÉFLEXIONS, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *