La randonnée d’Achille

Retiré sous sa tente, non loin de La Croix―Valmer où l’empereur Constantin vit dans le ciel une croix marquée du signe : « tu vaincras », Achille n’utilisait guère sa voiture Myrmidon que pour effectuer de courts trajets alimentaires, ou pour visiter Pampelonne, Ramatuelle, Saint Tropez. À la longue il lui sembla que le moteur montrait quelques signes de faiblesse dans les côtes, perdait de la puissance.

Le garagiste consulté incrimina une accumulation de calamine, de dépôt charbonneux entre les guides et les tiges des soupapes d’échappement. ― Pour l’éliminer, un seul moyen efficace, lui dit-il : décrassez vos cylindres. À cet effet, sortez de ce coin, cherchez les autoroutes ou au moins les nationales.  Fuyez les agglomérations, les feux rouges, passez la quatrième et faites au moins cent bornes tous les week-ends, à la vitesse limite admise par les radars, au besoin sous forme d’aller-retour fastidieux. Votre moulin vous manifestera sa reconnaissance …

Achille remonta dans son véhicule, et invita l’homme à s’asseoir à coté de lui sur le siège avant. ―Voulez-vous vérifier si toutes les portières et fenêtres sont bien fermées ? lui demanda-t-il.

―Je peux rendre l’habitat parfaitement étanche, assura le garagiste. Si nous restons à l’arrêt, après consommation du carburant disponible nous finirons par être asphyxiés : nous serons l’équivalent d’une automobile à réservoir vide.

―Elle peut ressusciter à tout instant en allant à la pompe. Nous aussi en ouvrant les fenêtres : nous sommes branchés sur une source d’oxygène encore considérable. Et renouvelable pour le moment. Mais un autre combustible interne me préoccupe : je me sens calaminé moi-même. Je mets les pieds sous mon siège et je desserre le frein à main. Si je pète, est- ce que ma tire avancera ?

Posément le mécanicien le regarda et dit :

―C’est vous-même qui serez projeté vers l’avant.

―Très bien. Mais si je m’agrippe au volant ?

―Il encaissera une poussée que la somme des pressions sur les parois de l’habitat étanche équilibrera, comme dans une boîte de conserve : action égale réaction. Votre tire ne bougera pas.

―Que dois-je faire pour que cette réaction pousse ma tire ?

―Ouvrez la lunette arrière si vous le pouvez, soulevez  le hayon : vous deviendrez l’équivalent d’une fusée.

―Cela me retient, conclut Achille l’air pensif, avant de prendre congé.

―Qu’entendez-vous par là ? demanda l’autre en descendant de la voiture, inquiet  et incompréhensif.

―Je pense qu’une expérience externe semblable à moi peut me renseigner sur mon intérieur, dit Achille en actionnant le démarreur. Si ce moteur extérieur à moi était capable de penser et de communiquer, il m’instruirait peut-être sur le mécanisme de ma digestion ?

―Je poserai la question à mon médecin : sa caisse aussi a des problèmes. Bonne route, conclut le garagiste.

 Le jet Paris-Nice parti d’Orly il y a 90 minutes s’approchait lentement de Nice Californie, en même temps que la voiture d’Achille, partie de Saint Tropez à la même heure, en empruntant l’autoroute aussitôt que possible. Toutes les voitures conviées à ne pas dépasser 60 kilomètres à l’heure roulaient désormais à cette vitesse. Sur la droite, l’avion était en train d’atterrir sur la piste de Nice Californie, il se rapprochait, allait- il le dépasser ? Non, il a déclenché ses inverseurs de poussée et s’est arrêté auparavant. Les voiliers et planches à voile glissaient le long du rivage à la vitesse du vent. Achille continuant rattrapa peu à peu le petit train qui roulait sur le trottoir mais fut contraint de descendre en troisième pour se ranger derrière les bicyclettes qui roulaient à hauteur du Négresco derrière les amateurs de patins à roulettes, sans doubler les joggeurs en survêtement qui adaptaient à leur tour le pas à la hauteur des rangées de chaises ; les feux rouges obligèrent la Myrmidon à un fort ralentissement sur les 400 mètres allant du Négresco à l’ancien Ruhl, où les cyclistes continuaient à pied, derrière des anglais attardés qui se promenaient peut-être encore, spectres évoquant le passé. Le feu rouge s’éternisait : il ne les dépasserait pas. Encore 300 mètres, le Théâtre, le Marché aux Fleurs, le Chateau, le Vieux Port, le Mont Boron. Il quitta Nice. Voici Villefranche, sa rade et sa plage, où il s’arrêta pour descendre se baigner. Il suivit un groupe de baigneurs qui l’entraînèrent jusqu’à Passabe au Cap Ferrat et revinrent devant lui. Puis il reprit sa voiture pour continuer à rouler.

Viaduc de Saint Isidore, Tunnel Canta Calet, Viaduc du Magnan, Tunnel de Saint Pierre de Feuc, du Pessicart, de Las Planas, Cap de Croix, Tunnel de la Baume, Viaduc du Paillon, et l’approche de l’Italie  : quel démiurge a plissé les côtes des Alpes Ligures en tirant une ruflette de viaducs et de tunnels ? Chaque pli avance vers la mer, dragon couvert de maquis et garrigues, monstre chtonien aux embouchures somnolentes dont l’une crache et l’autre avale un flot de voitures. Elles rampent  tour à tour dans les boyaux sombres et annelés dont un panneau indique la longueur des entrailles, tout en invitant à allumer les phares. Quel avenir va supprimer le maintenant pour s’y substituer ? De tunnel en viaduc, l’autoroute est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est : pas vraiment l’idéal pour décalaminer, mais il n’y avait rien de mieux dans toute la région. L’attente et l’espoir, les retours successifs  à la lumière ont éclairé  sottement le péage terminal dans la poussière… Non pas cette route ici-bas, amas de pierre et de béton et d’acier immobiles sous le regard des buses qui volent et ne volent pas dans les thermiques, mais ma route à moi, pensa Achille, qui avance vers moi, l’air chargé d’ondes subtiles, sous ce nuage qui se défait lentement, traversée par cette hirondelle à nulle autre pareille, où je m’approche lentement de numéros minéralogiques aléatoires aussitôt oubliés que lus.

Le long de la longue ligne continue, la voiture suivit le trait tandis que le conducteur hypnotisé s’assoupissait peu à peu, mais se réveilla quand la ligne se commua en une suite discontinue de traits. La Myrmidon s’approcha rapidement, mais sans pouvoir repasser en quatrième, de ce qui semblait être une Alfa Roméo respectant la limitation de vitesse à cinquante kilomètres à l’heure. Quand elle ne fut plus qu’à une cinquantaine de mètres, l’inscription portée en lettres majuscules noires sur un écriteau blanc placé au dessus du numéro minéralogique devint visible : POLIZIA STRADALE . Achille demeura à bonne distance de l’Alfa institutionnelle. Derrière lui deux Myrmidons arrivant en trombe faillirent le dépasser, mais il entendit un violent crissement de pneus  : signe d’un comportement fonction de la distance dans un contexte semblable au sien, ce qui le rendait déchiffrable. Il devait l’admettre, la circulation sur une autoroute est magique  : «elle met face à face des systèmes de forces naturelles humanisées par les intentions des conducteurs et des hommes transformés en forces naturelles par l’énergie physique dont ils sont médiateurs ; les êtres en présence autos, conducteurs, s’affrontent à la fois comme objets et comme sujets[1] ».

A l’entrée de Vintimille, l’autoroute tagliatelle se love en double huit, pour contenir en une énorme file d’attente les voitures des visiteurs du marché de vendredi. Achille pensa avoir suffisamment roulé en quatrième à plus de cent à l’heure pour cette journée, et songea au retour  : entrer en Italie au ralenti ne pouvait que nuire au moteur. Il fit demi-tour dès qu’il le put pour reprendre la direction de Nice. A quelque distance il pouvait distinguer le commencement d’une bretelle de sortie, un disque rouge et blanc portant l’inscription : « 100 ». Il s’en rapprochait inexorablement, mais sentait sa masse s’évanouir et le temps se dilater sans fin. Il arrivait presque à hauteur du panneau de signalisation maintenant bien en vue.

Il avait enfin réussi à quitter l’autoroute encombrée, et amorçait la descente par la Basse Corniche : la valeur du temps devant le plus beau paysage du monde obturé par un énorme camion. La Myrmidon s’apprêtait à le doubler lorsqu’il aperçut une rangée de cônes rouges et blancs qui obligèrent les véhicules à se placer sur une seule file. Il dut se ranger derrière le Matamata en maugréant. Ne voyant plus la route, il prit le parti raisonnable de contempler la mer.

Un peu plus loin, le Matamata accéléra son allure, puis freina brusquement, sans doute gêné par quelque obstacle devant lui. Il fallait faire quelque chose pour ne pas s’écraser sur le camion. Plus précisément, l’ordinateur du tableau de bord devait décider entre quatre manoeuvres principales et leurs combinaisons possibles : freiner à fond, braquer à fond puis braquer en sens contraire, passer la marche arrière, couper le moteur. Le choix était programmé en fonction de critères mesurables, dont le plus important était l’angle vertical sous lequel un système optique télémétrique placé sous le pare-choc avant voyait l’obstacle, en l’espèce le véhicule qui précédait, et l’identification du type de véhicule : la distance libre devant sa voiture, paramètre essentiel, était proportionnelle à la cotangente de cet angle. Un autre système différentiel mesurait en temps réel le coefficient de freinage plutôt que de le déduire du temps qu’il faisait et de l’état de la chaussée. L’évaluation de chaque maneuvre et du choix rationnel entre elles n’était utile que si l’ordinateur disposait d’une temps suffisant pour les mesures, le calcul et l’action. Dans le cas contraire, une lampe allumée indiquerait que l’ordinateur passait la main au conducteur. Pour lui, il ne pouvait que croiser les doigts et prier pour le salut de sa voiture. Mais elle avait l’ordinateur, il avait confiance !

 Il ne voyait de sa voiture dans l’instant que son ordinateur brandissant en tous sens des symboles dont il s’imaginait qu’ils correspondaient à des faits. Les symboles sont des institutions rassurantes : elles captent l’attention, la détournent de la réalité menaçante, la remplacent : ―Je sens qu’il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s’appelle-t-il, quand le bruit et la fureur ont cessé, quand luit l’espoir après la désolation ?― Demande-le au Symbole. Il le sait. ― Cela a un très beau nom, homme Achille, cela s’appelle la confiance[2]. Sans l’ordinateur, qu’aurait-il décidé? Rien, en tous cas rien de rationnel, mesuré, calculé : il se serait déterminé d’après ses habitudes de conduite, son expérience de cet accident où il n’avait pu éviter le choc ; son souvenir d’un cours de contre-braquage pris sur le circuit de Monthléry était trop vague ; il aurait freiné à fond sans réfléchir, et peut-être réussi à maîtriser le dérapage naissant ; ou peut-être n’aurait-il rien fait du tout : qu’il fallût prendre une décision rationnelle, qu’il existât seize maneuvres combinées possibles dont une était optimale, cela lui faisait une belle jambe ! Il lui fallait trouver sur le champ une réponse à la question : ―Je ne sais pas quoi faire, qu’est-ce que je dois faire ? jeté-au-monde dans l’angoisse métaphysique en temps réel. La logique et les mathématiques du programme, les seize maneuvres ne lui seraient d’aucun secours. Il était pris d’hésitation devant un problème aux contours confus et menaçants ; dans le contexte où il était placé, il n’apercevait qu’une ou deux possibilités d’action dissimulant les autres. Heureusement le Matamata repartit, et la route réapparut dégagée. Le problème n’avait pas reçu de solution, il s’était évaporé. Un autre problème occupa aussitôt son esprit : avait-il vraiment confiance dans cet ordinateur, n’était-il pas plus serein dans son ancienne voiture dépourvue de conduite automatique ? Une voiture sous- la- main, qu’il conduisait au réflexe, dans le cadre de ses limites dont il avait acquis le sens.

Il parvint à s’insérer dans un flux lui permettant de poursuivre son entreprise de décalaminage, et commença même à percevoir des signes de satisfaction de son moulin : ― Je me sens mieux, semblait-il lui signifier. Aussitôt qu’elle le put à nouveau, la Myrmidon indiqua son intention de dépasser en actionnant son feu rouge clignotant arrière. A son tableau de bord une flèche verte vibra, vola et ne vola pas. La voiture se plaça sur la file de gauche et son conducteur accéléra. Il regardait droit devant lui et devina qu’il avait dépassé la Tortue mais sans la voir : ce n’était qu’une ombre sur le mur de la caverne. Il se rabattit alors sur la file de droite en faisant un angle aigu de faible amplitude avec la ligne pointillée, qui toutefois devint brusquement continue. Achille surpris accentua quelque peu son coup de volant, imprimant à sa trajectoire une courbure de rayon plus faible. Le véhicule réagit à cette sollicitude latérale par une force centrifuge sous l’effet de laquelle le conducteur sentit que sa main droite pesait plus sur le volant que sa main gauche, tandis que l’auto miniature posée sur la lunette arrière par les enfants roulait à toute allure de la droite vers la gauche. Il pensa aux applaudissements des gamins s’ils avaient été présents. Des forces obscures le prévenaient qu’il avait changé de route ; il devait en changer à nouveau pour retrouver sa trajectoire primitive ; l’avait-il retrouvée ? Inspectant le rétroviseur extérieur, le Myrmidon constata que la Tortue se trouvait maintenant derrière lui, il ne savait par quel miracle  : le système magique repose sur la croyance que l’homme peut intervenir dans le déterminisme naturel ; l’indien qui déchiffre une piste à l’aide d’imperceptibles indices n’agit pas autrement que lui en conduisant. Mais si, il le savait : à condition d’admettre les lois de l’optique géométrique relatives aux miroirs, tout était dans l’ordre, encore qu’il fût obligé de reconnaître que ce qui frappait ses sens, était une Tortue placée là, toujours devant lui, lui faisant face de l’autre coté du miroir et semblant reculer autant qu’il avançait, voire davantage. Mais ce n’était qu’une image virtuelle, voyons, d’un objet réel situé derrière lui, qu’il avait dépassé à une époque antérieure.

La nuit commençait à tomber. Les voitures avaient allumé leurs lanternes de ville. Dans le rétroviseur, il aperçut cette fois assez loin derrière lui les feux d’une voiture qui devait rouler à même vitesse. Soudain, la voiture fit un appel de phares et son image parut grandir  : la voiture se rapprochait donc et il en déduisit qu’elle roulait à une vitesse plus grande que la sienne. Selon toute vraisemblance l’appel de phares était destiné à le prévenir que son suivant s’apprêtait à le doubler. Soudain une inquiétude le traversa : le conducteur de la voiture qui suivait avait-il appelé des phares avant ou après avoir accéléré pour augmenter sa vitesse ? Avant, après : ces mots avaient-ils seulement une signification, et cette signification était-elle la même pour lui et pour l’homme (la femme peut-être) qui le suivait? Encore fallait-il qu’ils pussent régler leurs montres pour qu’elles marquassent le même temps. Mais on ne pouvait compter pour cela que sur l’appel de phares précisément, dont le signal lui parvenait à la vitesse de trois cent mille kilomètres à la seconde : encore une ombre, si l’on pouvait dire. À condition que l’appel ait été émis avant ou après l’accélération, la voiture suivante roulant à un palier de vitesse, l’ordinateur du tableau de bord pouvait s’en sortir à l’aide des formules pas trop compliquées préenregistrées. Mais il était vraisemblable que le conducteur avait lancé l’appel de phares pendant l’accélération, sous l’impulsion de son élan vital. Plus il y pensait, plus il s’en persuadait : rien alors n’était possible. Lumière et accélération n’iraient jamais ensemble, on ne parviendrait pas à faire coller leurs ombres à l’aide d’un seul flambeau. Non, il ne saurait jamais, et pourtant il fallait continuer à vivre, à traverser cette brèche d’un dix millionème de seconde dans le Temps. Qu’est-ce qu’une microseconde, qu’est-ce qu’une nanoseconde, qu’est-ce qu’une picoseconde, quand une infinité d’instants les embrassent ? aurait pu dire Bossuet. Ou paraphrasant le psaume huit : Qu’est-ce qu’un homme, pour qu’il connaisse un photon, et qu’est-ce qu’un photon, pour qu’un homme puisse le connaître ?

La circulation devint plus fluide et il réussit plusieurs dépassements à bonne vitesse sans être impressionné par la performance, plus attentif aux variations des sonorités qui démontraient que toutes les pièces du moteur jouaient avec l’harmonie d’un orchestre conduit par un vrai chef ; il sentait que le moteur l’encourageait, comme s’il lui disait, en vrombissant dans les accélérations : ― Allez, plus haut, plus vite, grouille ! puis qu’il ronronnait de plaisir à la vitesse de croisière : ― Oui, je le sens bien, je suis décalaminé. Mais cette joie ne dura pas. La circulation ne pouvait s’arranger car on approchait de la grande ville. Il lui fallait songer à rejoindre l’autoroute à nouveau. Sur l’accotement, une femme lui fit signe de s’arrêter. Il la fit monter et démarra à nouveau, mais il n’avait pas fait deux cents mètres que la femme se mit à crier : ― Stop, stop ! Vous avez dépassé ma maison ! Tandis qu’il freinait brusquement, une automobile le dépassa en trombe et repassa devant lui en queue de poisson ; son conducteur tourna la tête au passage et lui lança quelques paroles en dialecte anthropomobile qu’il n’entendit pas, mais dont il comprit en vertu du contexte qu’elle niait en syllabes courtes l’hétérosexualité de ses moeurs. Il était coincé au début de l’accès à la bretelle d’autoroute. Sa passagère descendit sans remercier, l’air mécontent, et repartit en marmonnant qu’elle allait devoir marcher en arrière vers sa maison de plus loin qu’elle n’était au départ. Achille prit la bretelle qui tournait en montant avant de longer l’autoroute à laquelle elle se raccordait par une longue ligne droite descendant sur plusieurs centaines de mètres. Arrivé au sommet de la montée, il ralentit à l’extrême, s’arrêtant presque pour examiner la situation. Il apercevait de là un long tronçon, loin devant lui, et loin derrière lui dans le rétroviseur : la circulation était fluide.

 Sur la bande de droite, quelques paquets de voitures suivaient un camion à une allure modérée qu’il évalua à trente mètres par seconde environ ; sur les autres bandes, espacées par des vides importants, des voitures rapides dépassaient quelque peu la vitesse maximum autorisée de trente-six mètres par seconde, mais elles étaient rares et on les voyait venir de loin. Il calcula mentalement qu’en augmentant sa vitesse d’un mètre et demi par seconde à chaque seconde, il atteindrait la vitesse du flot de voitures les plus lentes en vingt secondes, pendant lesquelles il aurait parcouru trois cents mètres puisque sa vitesse moyenne aurait été de quinze mètres par seconde. C’était mathématique, Galilée lui-même n’aurait pas dit mieux. L’ordinateur du tableau de bord tenant compte au surplus de sa manière d’appuyer sur l’accélérateur et de passer les vitesses et du fonctionnement correspondant du moteur couplé à la charge trouva un résultat un peu différent : juste ce qu’il fallait pour prouver son utilité. De quoi aurait-il peur ? Il reconnaîtrait qu’il avait atteint la vitesse de trente mètres par seconde au ronronnement satisfait du moteur. Viser une bande de l’autoroute n’était pas un exploit réclamant l’adresse de Robin des Bois : une erreur de parallaxe d’un pour cent le déporterait au pis de quelques mètres vers la droite ou la gauche de l’axe de la bande visée. ― Quelques mètres quand même ! Dommage que l’homme ne conduise pas avec une précision latérale plus grande : mille kilogrammes à commander ! ―C’est bien ce qui rend difficile d’automatiser la conduite sur autoroute. Si on le pouvait ça se saurait. Pour le moment il est plus simple de transporter la voiture sur une plate-forme de chemin de fer. ― Ne nous égarons pas : pourquoi viser au centimètre ? ―Tout de même, il y a bien du monde sur cette autoroute. Pourquoi prendre un risque ? ―Le plus grand philosophe du monde sur une bande plus large qu’il ne faut, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra [3]. ― Elle prévaut bien que sa raison ne le convainque en aucune façon de sa sûreté, mais seulement de la diminution du risque avec les progrès de la technique. L’imagination est anthropocentrique : la perte de contrôle de la situation, la catastrophe vient plus aisément à l’esprit qu’une situation plus probable. Avant d’agir, il faudrait faire sur le champ la moyenne du risque pondéré par le dommage. ― En quoi le dommage moyen est-il un critère raisonnable ? Celui qui prend croix et l’autre sont tous deux en faute. Le juste est de ne point parier. ― Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire. Vous êtes embarqué. Lequel prendrez vous donc ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que la voie est accessible, pile qu’elle ne l’est pas. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez vous ne perdez rien. ―Excusez-moi, mais si l’enjeu est ma félicité ou ma damnation éternelle, le gain et la perte au jeu du loto ou mieux de la loterie nationale me fournissent de meilleures images, et je dois estimer quatre cas. Si j’achète un billet et que le numéro soit le bon, je gagne tout. S’il n’est pas bon, je ne perds que le prix du billet, et je n’aurais rien perdu du tout si je n’avais pas acheté le billet. Reste le plus délicat : j’ai pensé à un numéro, je pense souvent à ma date de naissance, à celle de mon mariage, parfois au numéro minéralogique d’une voiture qui passe. Il se trouve être le bon, mais je n’ai pas acheté le billet, parce que je ne l’ai pas trouvé, ou par manque de foi. Je perds tout. ― Cela ne se peut. Vous n’êtes pas prédestiné. ― À quoi servent les bretelles ? Les plus longs voyages finissent au bout de la rue. Il n’y a qu’à traverser…

Dans le rétroviseur, aucune voiture n’apparaissait à l’horizon arrière. Mais à quoi bon s’en préoccuper maintenant ? Il avait rempli son devoir envers le moteur. Il commença la manoeuvre et s’étant assuré d’un bon départ, ferma les yeux pendant vingt secondes. Poussant la voiture droit devant, il l’interpella en ces termes : « Cocher, ne fouette pas tes chevaux, je n’ai plus personne à aimer »[4]

[1] LEVI-STRAUSS C. , La pensée sauvage, p262
[2] d’après GIRAUDOUX J. : Electre Acte II Sc. 10
[3] PASCAL B. : Pensées, fragment 41
[4] Chanson russe

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