Les mésaventures d’une création

Création de l’inverseur de poussée

La licence des brevets de la SNECMA sur son inverseur de poussée des moteur à réaction a été cédée à la compagnie américaine Aerojet General, productrice des moteurs fusées, sponsorisée par le professeur Von Karman, qui recommanda cette licence[1]. Mais les constructeurs de turboréacteurs, acquéreurs potentiels d’un inverseur de poussée, considérèrent ce constructeur de fusées comme un concurrent futur plutôt qu’un fournisseur d’accessoire, de frein d’atterrissage.

D’où, chose remarquable, le sort exemplaire qui s’ensuivit pour cette création se heurta à des embûches présentant une forte ressemblance avec celles de la fable de l’espadon et des requins telle que la raconte Ernest Hemingway dans sa nouvelle Le vieil homme et la mer.

Le vieux pêcheur Santiago qui a pêché un énorme poisson le ramène au port attaché à sa barque, mais une bande de requins attaque cette proie tout au long du chemin de retour.

 

Le prototype d’inverseur aérodynamique de poussée était lourd et encombrant : l’avion qui le portait subissait une importante perte de vitesse. Le ministère de l’air demanda la réalisation d’un modèle prouvant que l’appareil pouvait être opérationnel dans un avenir prévisible. Il était soutenu par l’armée de l’air qui avait aussi besoin d’avions capables d’atterrir sur des pistes courtes.

Nous n’étions pas en situation de souscrire sur le champ à cette demande, mais il fallait prévoir l’avenir. Il fut donc decidé dans une étape préliminaire de se fixer comme objectif une perte de vitesse acceptable, ne dépassant pas deux pour cent, et d’en tirer les enseignements pour la production d’un inverseur de poussée ultérieur sans aucune perte, qui serait réclamé bientôt non seulement par les militaires, mais aussi par l’aviation à réaction commerciale naissante.

Pour la déviation du jet, on décida d’interposer plutôt qu’un jet transversal, une ferraille, un volet déflecteur solide : deux profilés tournant de 0 à 90°, (fig 1) formant un petit obstacle comme dans la découverte initiale par sérendipité .

Je manifestai avec véhémence ma désapprobation totale de ce choix. Je défendis les solutions pressenties pour améliorer la déviation par un jet transversal, mais on ne m’écouta pas : la mise au point de ces solutions parut trop lointaine et leur réussite incertaine : je proposais d’effectuer une prélèvement conséquent sur le compresseur, mais les ingénieurs en charge de cette partie du turbo-réacteur poussérent de hauts cris à l’idée qu’on risquât de détériorer ce composant essentiel pour la performance du moteur.

Jean Bertin me demanda malgré tout de superviser les efforts de tous pour obtenir l’homologation d’un modèle opérationnel. Peu après, il quitta la SNECMA pour fonder sa propre société, où je devais le rejoindre plus tard.

Pour le retournement vers l’avant du jet dévié par cet obstacle interposé, Bertin avait conçu une grille d’aubes ultra-légère que l’atelier de chaudronnerie put construire (fig1) : ce fut le début de l’intervention des choumacs dans l’affaire, et de la mise à l’écart des aérodynamiciens.

Le terme choumac, qui désigne le chaudronnier dans l’industrie aéronautique, vient de l’allemand schumacher, fabricant de chaussures : les deux métiers sont voisins et remontent à la plus haute antiquité, à l’âge de bronze.

Le schumacher travaille le cuir sur la forme à chaussure, il l’allonge ici, le retrécit là  ;  le choumac en fait autant sur la tôle : d’un coup de marteau il déforme le métal d’un dixième de millimètre à un endroit précis pour arriver à la perfection  ;  il façonne les pièces à l’aide de ses mains, de sa tête et de son cœur. C’est un travailleur intellectuel autant que manuel.

Tant qu’elle est sur la forme, qu’elle n’est pas achevée, la ferraille de l’inverseur est une pièce qu’on fabrique, elle n’est pas une chose susceptible de servir, encore moins d’etre homologuée  ;  mais dès qu’elle sera finie, elle sera soumise à l’homologation : sans le savoir, et mutatis mutandis, suivant ce que rapporte Emmanuel Levinas dans son livre:  Du sacré au saint[2], je raisonnais comme l’avait fait jadis Rabbi Eliezer à son heure dernière, presque dans les mêmes termes, sur la capacité du cuir, plutôt que de la tôle, à constituer un récipient ouvert.

Propos de l’heure dernière

Qu’on veuille bien me pardonner d’introduire ici une digression qui pourrait apparaître comme une divagation incongrue  ;  mais en lisant plus tard Levinas, j’ai pris un plaisir extrême au récit qu’il conte de la fin de Rabbi Eliezer, intitulé propos de l’heure dernière, pour une raison très profane : j’ai été frappé de la similitude entre les préoccupations talmudiques pour obtenir la sainteté, et le souci de pureté sous-jacent à la création d’un appareil sans pièce mobile, candidat  dans notre cas  à l’homologation d’un inverseur de poussée pour avion à réaction ! Je rencontrais l’impureté.

Rappelons que le contact d’un mort est source d’impureté, donc de sacré d’après Levinas. De quoi parle Rabbi Eliezer à son heure dernière, pour que son âme sorte dans la pureté ? Des objets en cuir situés dans la chambre où il va mourir.

Les talmudistes qui l’entourent se livrent à une discussion insolite qui ressemble curieusement à l’analyse de la valeur pratiquée comme méthode de compétitivité dans la gestion des entreprises.

 Dans chaque objet le cuir exerce la fonction de contenant, de récipient, mais il remplit aussi d’autres fonctions  ;  ainsi le cuir du ballon contenant de l’herbe sèche dans une enceinte fermée doit être assez souple pour ne pas blesser le pied qui shoote  ;  si l’objet en cuir est un récipient ouvert, il recevra l’impureté, le sacré, et devra être purifié en entier, pas seulement son cuir.

                              Fig 1. Inverseur de poussée par obstacle sur avion Vampire

En particulier l’impureté reçue dans l’un de ces « récipients » : une forme sur laquelle on travaille une chaussure, ne prête pas à discussion, mais qu’en est-il de la chaussure elle-même ? Elle n’est pas encore une chose qui reçoit, elle est un objet qu’on fabrique, elle ne saurait recevoir l’impureté, étant inachevée. Mais elle est sur sa forme à la limite de l’achevé, en passe donc de devenir sacrée. Le grand homme dit[3] :

— Elle reste pure. Et son âme sortit dans la pureté.

Il expira dans la pureté de la chaussure, s’amuse Levinas, tout en admirant dans cette déclaration finale la sainteté véritable : un souci de définir ce qu’est la pureté qui passe avant celui d’avoir des intentions pures.

Ce souci de pureté a marqué les recherches ultérieures dans la même illlusion créatrice par des inventeurs de toutes origines.

« Il m’est permis d’espérer » qu’après demain on pourra dévier le jet à l’aide d’un autre jet et non à l’aide de ferrailles. Mais aujourd’hui « ce que je dois faire est plus important que ce qu’il m’est permis d’espérer ».

Il me faut aider à la réalisation de ce tas de tôles qui dès qu’il sera achevé demain sera soumis à l’épreuve d’homologation par un pilote d’essai qui sortira la ferraille, laquelle sera détrônée ensuite par une autre ferraille plus efficace, tant qu’on n’aura pas remis en cause le processus de freinage.

En tant que superviseur j’étais désigné d’avance comme l’auteur, non du succès recherché qui serait attribué à un effort collectif, mais de l’échec éventuel dont je serais considéré comme le responsable.

Je supervisai l’opération, qui surtout grâce à la diligence des ingénieurs chargés des essais en vol aboutit à l’homologation à la fin de l’été de 1954.

Ce fut pour moi l’occasion paradoxale de recevoir la plus belle engueulade de toute ma carrière : engueulade dont personne ne crut devoir partager l’honneur avec moi, qui étais pourtant le moins responsable de tous du motif qui l’avait provoquée.

Le professeur Von Karman de passage à Paris, invité à visiter le dernier modèle, devint furieux en le découvrant et m’exprima sa colère en termes violents :

— Mais enfin, qu’est-ce qui vous a pris, c’est une régression totale ! Vous proposiez une invention formidable, pleine de promesses : le jet d’un réacteur inversé à l’aide d’un simple jet sans interposer aucune pièce mobile, et voilà que vous revenez en arrière ! Vous me montrez maintenant un jet retourné par une cuiller placée en travers de son trajet ? C’est se moquer du monde ! Souvenez-vous de ce que disait Groucho Marx dans son film : un enfant de quatre ans aurait trouvé cela ! Où est votre enfant de quatre ans ?

J’approuvai en silence ce point de vue que j’avais défendu de mon mieux sans succès. Je défendis mollement la décision des autorités :

— Professeur, on nous a demandé de préparer un modèle opérationnel, nous devions réussir une homologation, répondis-je.

Homologation my ass ! s’exclama-t-il, comme l’eût fait la Zazie de Raymond Quéneau.

La suite devait lui donner raison : ce fut comme si Candelas la gitane nous avait jeté un sort.

La SNECMA invita de nombreux visiteurs du monde de l’industrie aéronautique à des démonstrations de son inverseur de poussée, sur le banc d’essai et en vol. Témoin de leur étonnement, je comprenais à demi-mot ce qu’ils en pensaient :

— Comment ? On peut inverser la poussée d’un turboréacteur sans danger ? L’avion ne brûle pas ? Le pilote non plus ? Les commandes lui obéissent ? Bravo la SNECMA ! Bravo Léon Gouel ! Merci la SNECMA d’en avoir pris le risque, de nous avoir montré la voie à suivre ! De quoi s’agit-il ? d’obtenir la plus grande contre-poussée, la plus courte piste d’atterrissage. Puisqu’il n’y a pas de danger, retournons le jet en obturant le plus possible la sortie, à l’aide de la plus large ferraille. Messieurs les aérodynamiciens, bonsoir.

Les inverseurs de poussée de tous les avions sont ainsi conçus « par un enfant de quatre ans » et réalisés désormais, y compris ceux de la SNECMA.

Aerojet General n’a jamais vendu un seul exemplaire de l’inverseur prototype décrit par les brevets dont elle avait acquis la licence, et qu’elle fabriquait à grands frais : il n’inversait le jet qu’en partie, avec des précautions désormais reconnues inutiles.

De guerre lasse un contrat d’échanges de brevets a été conclu un jour entre Aerojet et Boeing  ;  la licence des brevets de la SNECMA a été cédée à Boeing pour la somme d’un dollar, dont Aerojet a reversé cinquante pour cent : un demi-dollar, à la SNECMA, appliquant la clause du contrat en cas de rétrocession de la licence à un tiers.

Les requins ont mangé le bel espadon : Santiago le vieux pêcheur d’Hemingway a ramené au port la tête et l’arête de son ami poisson qui l’avait vaillamment combattu“.

C’est la condition implacable du progrès technique : la chauve souris d’ADER a volé, mais une seule fois. Le Flyer des frères Wright est le premier appareil qui ait vraiment volé et montré les conditions à remplir, mais ce type de cerf volant a très rapidement disparu, remplacé par l’avion de Blériot qui occupe toujours le terrain.

La SNECMA a conçu et réalisé le premier inverseur de poussée du moteur  à réaction, et les craintes  éprouvées à retourner la trajectoire de ce monstre bruyant ayant été dissipées, on a réalisé qu’elles étaient la seule embûche à la création d’un inverseur simple comme une vanne papillon.

Mais Von Karman lui-même était frappé à son tour par le mirage du fonctionnement sans pièces mobiles et nous encourageait à poursuivre l’étude de l’action d’un jet transversal à un autre, au lieu d’utiliser des volets et des clapets.

Marrainée par Candelas, l’idée d’agir sur un flux important à l’aide d’un «petit soufflage» (soupirer dans le vent) rencontra un grand succès auprès de tous les collaborateurs de Jean Bertin, qui en recherchèrent le plus d’applications possibles, et en trouvèrent beaucoup.

Les turboréacteurs devenant de plus en plus puissants finirent par produire une poussée supérieure au poids de l’avion. La mode fut alors pendant un temps assez court aux avions à décollage et atterrisage vertical.

La première tentative fut faite en 1957 par la SNECMA qui présenta au salon de 1957 le turboréacteur ATAR Volant : le moteur ATAR surmonté d’une nacelle pour le pilote produisait assez de poussée pour décoller à la verticale.

Une tuyère à striction directionnelle a été construite pour régler à la fois la détente productrice de poussée et le pilotage de cet engin expérimental par des petits jets déviateurs du grand jet, régulant la position verticale[4].

Suite => Genèse de la fluidique

[1] Cf l’article: Comment arrêter un cheval emballé, in: Reves de vol; et pour l’effet Candelas
[2] LEVINAS E. : Du sacré au saint, Éditions de Minuit, Paris,1977, p. 116
[3] LEVINAS E. : op. cit. p.118
[4] BERTIN J. et KADOSCH M. : Principes et applications de la striction axiale et directionnelle in Bulletin de la Société Française des Mécaniciens n°24, 1957. La tuyère à détente d’un jet par « striction » est une autre application « sans pièce mobile ».

Ce contenu a été publié dans - EMBUCHES DES CRÉATIONS, PROBLÈMES TECHNIQUES, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *