Apparition du sacré

Apparition du sacré

   Jusqu’ici la plupart des objets artificiels évoqués dans ce blog  étaient des objets matériels. Dans cet article il sera question d’ «objets» artificiels conçus par des êtres humains individuels ou en collectivité : un théoricien en action, une société en situation de défense, une idéologie partagée, une religion pratiquée. Leur finalité sera d’être des objets sacrés.

René Girard développe un rapport entre le sacré et la violence. Selon René Girard, le sacré fait partie «des choses cachées depuis la fondation du monde» : kekrymmena apo katabolis kosmou, selon Matthieu. René Girard explique pourquoi homo sapiens qui s’est formé il y a quelques millions d’années a instauré des sacrifices d’êtres humains, qu’il a mangés  ;  puis les a remplacés par des sacrifices d’animaux, qu’il a domestiqués à cet effet avant d’en faire une partie de sa nourriture  ;  pour finir par se contenter souvent de sacrifices végétaux, comme ceux qui font l’objet des principaux rites de la Pâque juive, ainsi que du pain et du vin de l’eucharistie chrétienne.

Il s’agit là d’objets artificiels par excellence. Le pain est un mélange finalisé de farine, d’eau et de temps : le temps du travail de la pâte, de l’espoir. Le vin est aussi un mélange finalisé de raisin écrasé, d’eau et de temps de travail : c’est mon sang, dit Jésus. Lors de la Pâque juive, on en boit quatre coupes qui rappellent le sang de l’agneau pascal, signe qui a servi à épargner les Hébreux pendant la dernière plaie d’Egypte. Mais on mange du pain azyme, mélange de farine et d’eau sans le temps, qu’on n’a pas, car il faut fuir pour survivre, un pain sans espoir immédiat : c’est mon corps, dit Jésus. Et pourtant il faut aussi manger pour vivre, car vivre c’est manger du  temps.

Les faits les plus anciens n’ont pu avoir de témoins : ils ont fait l’objet de mythes portés par une tradition orale, jusqu’à l’apparition de l’écriture qui a changé leur destin. Mais la relation du sacré à la violence est apparue d’une autre manière. Les concepts de sacré, de tabou intouchable, rapportés à l’incommunicable inspirent les réflexions suivantes.

 

Plusieurs auteurs contemporains semblent s’accorder sur un point : ils retiennent du sacré son caractère d’incommunicabilité séparatrice  ;  la marque du sacré serait la non-communication, le contraire de la communication, qui est pourtant la condition même d’existence de toute vie, et une marque profonde de la condition humaine : « on ne peut pas ne pas communiquer ». La transgression, la révélation de certains secrets (en grec apo-calypse) serait la source de grands maux. Le fruit défendu du jardin d’Eden, le feu volé par Prométhée dans l’Olympe, etc. en sont des exemples mythiques, mais des exemples se rapportant à notre société actuelle abondent : l’ADN ne saurait retransmettre l’information recueillie par un être vivant dans son environnement, les caractères acquis, sous peine de destruction de l’espèce  ;  notre corps ignore la manière dont notre esprit acquiert une information, et dont il forme des images  ;  l’accès au bouton sur lequel appuyer pour déclencher une attaque nucléaire est un secret sévèrement gardé…

Il existerait alors un lien entre la notion de sacré, qui remonte à l’origine même de l’humanité, et celle de communication, dont l’envahissement actuel, source de désacralisation ou son aboutissement, ne nous permet plus de négliger la modernité, ni la technicité. Qu’est-ce qui n’est pas communiqué de nos jours, après les efforts conjugués de Steve Jobs, de Bill Gates et de leurs émules et continuateurs pour tout mettre en communication dans toutes sortes de réseaux sociaux : quelques mots de passe pour communiquer secrètement avec les puissances de la société indispensables à notre survie ? un sésame de quatre chiffres pour accéder à notre caverne d’Ali Baba personnelle ?

Origine sociale du sacré

   René Girard est l’éminent théoricien du désir mimétique, qui est pour lui à l’origine de la violence et du sacré.

René Girard a énoncé sur ce caractère mimétique la loi de nature scientifique suivante : tout désir est l’imitation du désir d’un Autre, que le Sujet désirant prend pour modèle et que René Girard appelle médiateur.

Le médiateur peut être divinisé s’il est paré de toutes les vertus : il est admiré et haï à la fois par le sujet qui se déprécie, se fait esclave, dans une relation sado-masochiste.

 Le sujet est lié à l’objet du désir par un rapport triangulaire : il croit que le modèle désire lui-même l’objet, et il est attiré par le modèle à travers l’objet. Le sujet désirant recherche l’être du modèle, il l’admire, il désire être l’autre tout en restant lui-même, animé par «l’envie, la jalousie, la haine impuissante» suivant l’expression de Stendhal. On assiste alors à une forme de totem et tabou, évoluée ou dégénérée suivant l’angle de vue. René Girard qualifie ce désir de métaphysique

A mesure que le médiateur se rapproche, le désir métaphysique, la passion, le rêve augmente, et le désir physique, celui d’avoir l’objet diminue, finit par disparaître.

La violence et le sacré

  Pour illustrer l’exposé de sa thèse, dans un premier temps sur les automatismes des comportements individuels par imitation d’un modèle, René Girard a avancé des représentations géométriques, avec une prédilection pour le triangle isocèle.

Le désir mimétique selon l’autre devient en succession rivalité mimétique, imitation d’un acte d’appropriation, puis violence mimétique qui se propage à tous les membres d’un groupe humain  ;  à ce stade l’objet du désir finit par être oublié et une violence s’empare du groupe, s’amplifie, le voue à un enchaînement de vendettas similaires et le menace de destruction.

La violence mimétique uniformise les conduites entre les gens :

« il n’y a plus de différences car les violents se ressemblent d’autant plus qu’ils veulent se distinguer les uns des autres[1]».

C’est la loi du désir mimétique en société : tous se dressent contre tous sur un seul niveau commun, toute hiérarchie disparaît.

Imaginons un groupe humain comprenant un nombre n de sujets désirants indifférenciés : la violence à son paroxysme finit par engendrer un nombre considérable d’agressions symétriques d’intensité comparable :       (n fois (n-1),  entretenues par des vendettas qui se copient : si cette situation chaotique mais déterminée, aboutit à une lutte de tous contre tous, elle engendre la destruction du groupe qui disparaît.

Ne peut survivre qu’un groupe dont les membres, par l’action même du désir mimétique, auront découvert le mécanisme victimaire : une victime émissaire porteuse d’un signe distinctif est repérée par les sujets désirants, qui sont fascinés par elle. La lutte de tous contre tous se transforme alors en l’attaque de tous (sauf un) contre un : les n x (n-1) agressions symétriques se réduisent à : (n-1) agressions unidirectionnelles contre une seule victime à défense faible, qui provoquent sans peine l’expulsion, ou le lynchage ou le meurtre collectif de la victime  ;  la crise s’arrête par miracle, le calme est rétabli, les membres du groupe peuvent revivre ensemble.

Le groupe surpris d’être apaisé est persuadé que la victime est la cause à la fois de la violence qui a failli détruire le groupe et du prodige de sa disparition. Pour le moment elle apparaît comme porteuse d’un pouvoir miraculeux de pacification, elle devient sacrée, et peut finir par être divinisée.

Comparée aux représentations géométriques des comportements individuels, la représentation arithmétique de cette situation collective met en évidence un aspect intéressant de la répétition. Elle est réalisée dans la figure , où l’on s’est arreté à n = 5, mais c’est assez pour en rendre compte : l’extension progressive du désir de 1 à n membres, fait penser à sa réalisation musicale et chorégraphique par le bolero de Maurice Ravel,  où Maurice Béjart fait interpréter par Jorge Donn le rôle de la victime émissaire. La répétition du thème symbolise l’imitation d’un désir  ;  elle n’est pas linéaire mais pyramidale : on n’imite pas que le dernier imitateur, mais tous les imitateurs précédents, d’où l’uniformisation. Le bolero se déroule comme un hymne au mimétisme. La découverte du bouc émissaire ne rétablit pas une linéarisation, mais engendre une innovation : la vectorisation en une meute. Cependant l’image donne à penser aussi que la victime émissaire pourrait être le modèle primitif qui n’a pas de médiateur.

Le désir mimétique initié par l’imitation est devenu rivalité puis violence mimétique : le mécanisme mimétique vu ainsi est le fait d’un automate.

Des animaux s’assemblent en meutes régies par la dominance d’un animal, mais le cerveau grandissant tous les animaux veulent dominer, le nombre de dominateurs augmente et la meute tend à disparaître parce qu’ils s’entretuent.

La mimésis conflictuelle serait une conséquence de l’agrandissement du cerveau, dont le crâne n’est pas soudé à la naissance : l’homme naît prématurément inachevé, dépendant de sa relation à l’autre.

Elle rend compte du processus d’hominisation en termes d’évolution adaptative : capacité de dominer les instincts par substitution de la culture à la nature, par adaptation plastique, par exemple à un modèle.

                                               Fig . Le bolero de Girard

Le passage au sacré, quand la violence s’arrête par le mécanisme victimaire, est un autre processus de sélection naturelle, qui a permis la survie de l’espèce.

Pour survivre il faut que la société respecte des contraintes : obligations et interdits, tabous et totems, en adorant un Dieu : l’ex victime émissaire.

L’objet qui survit, c’est la société avec les obligations et les interdits qui l’environnent. La croyance en un être surnaturel en est une simple conséquence, qui ne donne prise à aucune contestation.

Pour préserver son existence menacée par la violence, le groupe a découvert avec le mécanisme victimaire un moyen d’adaptation à cet environnement  ;  par sélection naturelle il réussit à survivre, s’il l’utilise pour mettre en place les moyens d’empêcher le retour de la violence mais il n’y parviendra pas si l’environnement est détruit. Ce qui peut survivre c’est le groupe plus son environnement, si l’un s’adapte à l’autre.

La notion de sacré est le ciment originel d’une société humaine, qui lui a servi à évacuer la violence et à s’en protéger par des Dieux : il détermine des interdits et obligations que s’imposent ses membres sous la forme de rites ; les interdits ont pour objet d’empêcher l’accès aux objets susceptibles de produire le désir mimétique  ;  le rôle des obligations est de leur rappeler la crise mimétique  ;  des textes mythologiques jouent le rôle de mémoire de la crise, et des rituels en donnent une représentation théâtrale en simulant sous la forme d’un sacrifice le thème du lynchage fondateur. La crise est présentée du point de vue des lyncheurs unanimes, comme causée par une victime coupable : ce mensonge est une méconnaissance indispensable à l’efficacité du sacrifice.

Remarques sur les représentations

   Pour illustrer les comportements collectifs qu’on vient de décrire, automatiques au sein d’une société primitive avant la culture, risquons une représentation physique, qui sera utile pour éclairer la suite.

 La forme des mécanismes invoqués appelle une interprétation thermodynamique : on peut associer à la société primitive des propriétés analogues à celles d’un système de cet ordre : elle possède un volume (par sa population n)  ;  une température (la violence mimétique)  ;  une pression (celle exercée par le sacré, qui impose obligations et interdits)  ;  un métabolisme, énergie interne (la cohésion sociale qui maintient ensemble ces éléments). Son degré d’organisation, de résistance à un désordre, qu’on appelle néguentropie, mérite une attention particulière : il dépend de l’information qu’elle échange avec son environnement pour survivre et qui participe à sa mémoire, selon les mécanismes que nous essaierons d’expliciter.

L’intérêt de cette analogie est de mettre en évidence la violence et le sacré comme des conséquences matérielles du désir physique d’avoir, si la société primitive est assimilée à une machine thermique, sujette à des forces aveugles, des causes qui produisent des effets obéissant aux lois de la physique et agissant sur la société en utilisant une énergie extérieure pouvant tendre à sa destruction.

Mais cette société est composée d’êtres vivants, dont l’attirance vers l’objet du désir aboutit au désir métaphysique d’être le modèle médiateur, ce dont cette analogie ne rend aucun compte, pas plus que de l’imitation à l’origine du désir mimétique ni du miracle de la victime émissaire. Elle ne retient que les aspects matériels.

Le désir mimétique, réponse à un stimulus engendrée par l’imitation d’un modèle perçu, qu’il soit physique ou métaphysique, présente alors les propriétés d’un processus mental déclenché par une information, une différence perçue dans l’environnement, et alimenté en énergie par son propre corps.

De même, le signe distinctif par lequel le groupe repère et identifie une victime émissaire dans l’indifférenciation ambiante renvoie typiquement à la nouveauté, la «différence créée par une différence» pour la survie du système dans son environnement.

En revanche l’uniformisation des conduites, la disparition des hiérarchies, l’indifférenciation produite par la violence sont les éléments primitifs qui ont fait basculer l’action vers un monde illustré par l’analogie thermodynamique.

[1] DUPUY J-P. : La marque du sacré, Champs Flammarion, 2010, p. 58

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