Genèse d’un objet artificiel

Cet article traite des tentatives de création d’objets artificiels[1] : par définition les objets qui sont conçus par des êtres humains, pour atteindre une fin susceptible d’intéresser des êtres humains,   par opposition aux objets naturels créés par la nature  ; et des embûches survenant sur le chemin de ces créations, ainsi que de quelques moyens de les éviter.

Le thème principal abordé ici consiste à traiter au plan le plus général la nature du processus de la conception, suivie de la création d’un objet artificiel, qui pourrait être matériel ou immatériel. Les exemples d’application à des objets artificiels seront pris principalement dans le domaine du transport.

L’être humain ressent quelques besoins vitaux et une multitude de désirs, dont la satisfaction constitue l’aboutissement de fins humaines et une justification des moyens employés.

Mais il n’y a pas de rapport évident entre l’objet artificiel vu au départ comme l’aboutissement d’une fin humaine, et les moyens de cette fin : une fin n’est pas associée à une structure, une forme, des fonctions déterminées  ; les moyens prérequis pour l’atteindre ne découlent pas nécessairement d’une définition de l’objet artificiel par une fin recherchée à l’origine : l’essence d’un objet artificiel en gestation est la forme de son état présent, qui évolue avec le temps pour s’adapter à lui-même  ; à l’origine il est un objet abstrait, conçu, puis créé : soit en lui-même pour une fin culturelle  ; soit pour être concrétisé de manière à répondre à une fin de préférence multiple, car le nombre d’objets qui font quelque chose de valable est limité et très inférieur au nombre incalculable des désirs humains  ; si l’on aboutit en bout de parcours à un objet concret dont le but n’est « que ce qu’il fait », suivant l’adage : The purpose of a system is what it does   énoncé par Stafford Beer, il « vaudrait mieux » que ce but, défini a posteriori, ait suffisamment de souplesse pour s’adapter à la satisfaction du plus grand nombre possible de désirs.

L’accent est mis sur la genèse d’une innovation : son apparition comme invention, puis son devenir après la phase abstraite, soit par constitution d’un objet technique s’il s’agit d’un objet matériel, soit par celle d’un objet culturel qui est souvent immatériel ; le mot « phase »  étant compris dans son sens temporel de période, suivie d’une évolution des formes, des structures par résolution successive de problèmes spécifiques : l’ensemble des faits et causes contribuant à son adaptation à lui-même par unification intérieure, selon un principe nommé par le philosophe G. Simondon: résonance interne[2]

On évoquera les embûches rencontrées, les échecs essuyés au cours de ces phases pour arriver à le faire fonctionner, puis pour tenter d’y intéresser des utilisateurs .

Extension et limites des finalités

     L’objet artificiel est apparu depuis qu’il y a des hommes, et existera tant qu’il y aura des hommes. Il a été fait à l’origine de matières immédiatement disponibles dans la nature : éclat de pierre coupant, bois, terre, puis de la matière par laquelle on a désigné des âges de l’humanité : bronze, fer : pour servir d’ustensile, ou d’outil permettant de produire les objets autrement qu’à l’aide des seules mains, afin de leur donner la forme voulue pour rendre le service recherché.

La technique, née il y a fort longtemps, s’est développée dès après qu’un animal à pattes voyant, entendant, sentant, goûtant, touchant tout autour, peut-être moins bien que d’autres animaux, ait posé ses deux pattes de devant sur une branche d’arbre pour mieux voir, plus loin, regardé le ciel, appréhendé avec ces pattes des pierres qu’il a peut-être utilisées d’abord pour se défendre : finalité naturelle. Leroi-Gourhan a montré que le redressement debout est la cause dont l’effet a été l’agrandissement de la boîte crânienne en même temps que la main et la face autorisaient le geste et la parole[3]. Puis quand ses capacités de reconnaissance du monde se sont élargies, l’animal est devenu un être pensant, poussé un jour à casser avec cette pierre une autre, en tirant un éclat dont le bord tranchant l’a aidé à couper la chair de ses proies comestibles plus commodément qu’avec ses dents : première finalité humaine identifiée qui ait laissé une trace parvenue jusqu’à nous sans être dégradée : trace d’un Homo Faber ? Mais nous voyons que des animaux comme les chimpanzés semblent capables d’en faire autant, et l’être humain avait peut-être déjà fabriqué d’autres objets, détruits depuis : outils ou parures, à l’aide de peaux animales, de végétaux, semblables à ceux qui nous sont donnés à voir dans un musée d’arts primitifs ; des objets de désir, des objets sacrés.

Le philosophe Bergson, estimant aussi que Homo Faber s’est manifesté bien avant Homo Sapiens, en déduit que :« l’intelligence envisagée dans ce qui paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication[4] ».

L’instinct et l’intelligence peuvent être vus comme deux méthodes différentes d’agir sur la matière inerte. L’instinct, qui se fabrique et se répare lui-même, est parfait pour ce qu’il est appelé à faire, mais ne peut admettre aucune modification, sans modifier l’espèce. L’intelligence au contraire fabrique et utilise un instrument inorganisé, indéterminé, imparfait, difficile à employer, mais qui peut servir à n’importe quel usage, tirer l’être vivant de bien des difficultés nouvelles et lui conférer un nombre illimité de pouvoirs. Homo Faber n’a pas manqué d’utiliser cette faculté pour accumuler de l’expérience sur les gestes à accomplir pour fabriquer des objets artificiels destinés à ses fins. Mais avait-il une connaissance innée de choses, comme celles que connaît l’instinct animal ? Par ce qu’il lui restait d’instinct peut-être, mais pas par l’intelligence : « elle n’apporte la connaissance innée d’aucun objet[5]», mais de propriétés appliquées à l’objet, de relations, de ressemblance, de contenu à contenant, de cause à effet, etc. Si nous passons d’Homo Faber à Homo Sapiens, pour estimer les finalités du point de vue de la connaissance et non plus de l’action, « son intelligence innée est la connaissance d’une forme, tandis que l’instinct implique celle d’une matière » : de ce qu’il observe il tire des hypothèses  ; la limitation de ses potentiels se porte sur l’extension de sa connaissance instinctive, restreinte à un objet déterminé, et sur la compréhension de la connaissance intellectuelle d’une forme sans matière, donc applicable à tout objet [6].

Distinguons l’objet artificiel, conçu et créé pour un but humain, dans ce contexte restreint, de tout objet ayant une finalité non humaine, et/ou pouvant avoir une autre destination, que nous qualifierons de naturel :

-un « étant » généré par les lois de la nature, éventuellement perçu et utilisé par l’homme mais non créé par lui : un rocher, un étang, une caverne  ;

 tout «objet naturel» existant, résultant de la tendance d’un être vivant non humain à survivre, à modifier son espèce par sélection naturelle : ce qui se mange, proie d’un être prédateur  ; celui qui veut le manger, prédateur que l’être proie fuit  ; ce qui abrite, protège, un nid  ; mais les hommes aussi cherchent à manger, s’abriter, se protéger : ces «objets de la nature» non conçus ni créés par l’homme chasseur-cueilleur ne sont pas artificiels, si l’on met à part ceux qu’il va génétiquement modifier.

L’être humain conçoit et crée des objets qualifiés d’abstraits tant qu’ils n’ont été que pensés  ; qui deviennent concrets quand ils ont été adaptés finement à leur environnement : ils tendent alors à ressembler par certains cotés aux êtres vivants que la nature a créés sans les hommes, les uns et les autres en obéissant à ses lois  ; mais nous éviterons de les qualifier de naturels pour ne pas les confondre avec le naturel sans aucun but , opposé à l’artificiel.

Exemples d’apparition d’objets artificiels

La notion d’objet artificiel peut être étendue à toutes sortes d’ « objets » matériels ou non, simples ou complexes, et sa production pour une fin humaine aura impliqué nécessairement l’usage d’une forme de technique comme moyen de réaliser cette fin : que ce soit un moyen technique, matériel comme un outil, ou immatériel comme une technique d’emploi, un logiciel, un algorithme appliqué à un modèle de l’objet  ; ou bien une fin technique : l’objet artificiel lui-même, objet technique, élément, ou machine, ou ensemble technique d’éléments interagissants. 

 Citons quelques exemples significatifs de leur mode d’apparition.

– Une écuelle est un objet artificiel matériel très simple, un objet technique créé par l’homme, alors qu ‘il pouvait boire dans le creux de ses mains, objets de l’évolution de deux pattes quand il a acquis la station debout du bipède pour voir plus loin  ; mains qui n’ont pas été créées pour boire, mais dont il a découvert après coup qu’elles répondaient à cette fin ; objet technique inventé pour boire, créé dans une matière retenant l’eau, à laquelle il a donné la forme d’une main pour qu’elle retienne cette eau…

– Il y a peu d’objets matériels chez les animaux dépourvus de mains, en dehors de constructions habitables pour se protéger. Certes la technique remonte dans la nuit des temps  ; les singes, les corbeaux ont des techniques, qu’ils apprennent, créent des objets répondant à un besoin animal de mieux-être, ou d’envie : on cite la macaque japonaise qui a eu « l’idée » astucieuse de laver des pommes de terre pour les rendre plus appétissantes, de jeter dans l’eau du blé mélangé à du sable pour les séparer par gravité, et qui a été aussitôt imitée par les autres qui l’ont vue [7] ; de même les oiseaux ont appris à communiquer par le son, en entendant les modulations du chant de leurs congénères, mais ils n’ont pas d’objets à proprement parler.

Objet technique et objet culturel

  L’objet technique commence par être défini par sa genèse, qui est son être en somme, et il en sera sans doute de même des objets culturels évoqués, toute entité susceptible d’être créée pour satisfaire un désir ou un simple besoin subissant une évolution analogue.

   L’objet technique est vu différemment suivant son stade d’évolution. Il apparaît au premier abord comme élément, porteur de la technicité  ; puis comme machine composée d’éléments  ; puis comme population composée de machines.

Dans une deuxième étape plus constructive : apparaissant en tant qu’élément, matériau, composant, ou bien outil, il a pour but de remplir une fonction et l’on croit qu’on peut toujours le perfectionner, améliorer les outils. Individualisé sous la forme d’une machine, l’objet prend la place de l’homme (de la ménagère, des esclaves) qui jouait son rôle comme porteur d’outil en attendant que la machine arrive et s’installe (au 19ème siècle).

Si l’objet n’est pas une « population » mais un ensemble technique complexe d’éléments et de machines individualisées interagissants en nombre quelconque, qu’on appellera système, les composants fonctionnels sont astreints à des échanges adaptatifs avec les autres éléments, pour résoudre des problèmes de compatibilité : pas forcément un compromis entre fonctionnalités contraires, mais une « architecture heureuse[8] » si le nouvel élément conforte les fonctionnalités du précédent. L’organisation d’un ensemble tend à former des objets complexes régulateurs, stabilisateurs, des machines augmentant l’information, s’opposant à la dégradation de l’énergie, imitant la vie, homéostatiques. Plus généralement l’organisation d’un objet quelconque est l’ensemble des relations qui doivent être réalisées pour que l’objet existe et remplisse sa fonction.

À ce niveau, non seulement la technique ne s’oppose pas à la culture, mais bien au contraire elle y participe et peut même prétendre devenir fondement d’une culture.

L’objet culturel proprement dit fait son apparition sous de nombreux aspects du fait que la finalité de l’objet dépasse le domaine des inventions pratiques : prise à la lettre elle peut couvrir au delà des objets artificiels matériels beaucoup d’activités humaines exercées en acte qu’on peut considérer comme des objets « immatériels » répondant à un but, de nature culturelle, quand ils concernent une manière de penser pouvant conduire à une création : la science en acte, les arts appliqués, mais aussi la magie, les religions pratiquées, leur interprétation par des gourous de sectes  ; l’économie, la psychanalyse, la politique, la théorie du complot, le racisme (liste non limitative) sont autant de systèmes artificiels, pouvant conduire à concevoir et créer un objet artificiel, matériel ou non : objet qui fonctionne en général très bien, et qui peut répondre parfaitement à un but souhaité par une proportion notable d’êtres humains tout en étant rejeté par les autres comme sans signification, voire totalement déplaisant et destructif du monde où ils vivent.

Chacun des domaines énumérés définit une forme particulière de vérité : celle qu’il a fallu connaître et maîtriser pour réaliser un objet qui fonctionne, mais surtout celle dont l’atteinte est la destination qu’il se fixe, qui fait sens dans ce domaine limité : il rejette alors un objet qui fonctionnerait mais ne répond pas à cette forme de vérité, qui est alors considéré par les destinataires comme un objet créé sans signification.

Suite => Qu’est-ce qu’un objet, une chose ?

[1] SIMON H.A. : Les sciences de l’artificiel, Gallimard folio essais 2004, pp.29-31

[2] SIMONDON G. : Du mode d’existence des objets techniques, 1958 et 2012, p.23

[3] LEROI-GOURHAN A. : Le Geste et La Parole, Albin Michel, 1964

[4] BERGSON H. : L’Évolution créatrice, PUF, 1969, p.140

[5] Ibid. pp. 148-149

[6] Ibid. pp. 150-151

[7] MATURANA H. et VARELA F. : L’arbre de la connaissance, Addison-Wesley France, Paris, 1994, p. 194

[8] TRIVOUSS A. : Bureau d’études de la SNECMA, 1950.

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