3- Avatars d’identité

«La nationalité marocaine ne s’acquiert ni ne se perd».

Mazagan est le nom d’une cité fortifiée portugaise édifiée au XV1e siècle sur les côtes du Maroc, à 20 lieues au sud de l’emplacement actuel de la ville de Casablanca. J’y suis né en 1921, rue de la Senia des Gherrabs, dans la ville portant le nom de cette cité: Mazagan, qui s’était formée autour de la forteresse. La partie centrale du Maroc où elle se trouvait avait été placée sous protectorat de la France, entre deux zones au nord et au sud sous protectorat de l’’Espagne, à la suite de la conférence d’Algesiras en Espagne de 1906 où les grandes puissances sous l’égide des Etats Unis avaient défini les zones d’influence dévolues à des pays européens pour « aider » le sultan du Maroc Abd El Aziz à rétablir l’ordre dans son royaume : son autorité y était contestée par son frère Moulay Hafid comme celle d’Étéocle par Polynice dans la ville de Thèbes ; en outre, à titre accessoire mais d’importance pour moi-même, ce sultan se plaignait de voir son pays envahi par des représentants de puissances étrangères qui cherchaient à y former des zones d’influence à leur profit en accordant à tort et à travers la nationalité de leur pays à des marocains pour commercer avec eux : on volait au sultan ses sujets !

La conférence d’Algésiras prit donc une décision, encore valable aujourd’hui car elle n’a pas été abolie, stipulant que : « La nationalité marocaine ne s’acquiert ni ne se perd. ». Elle a été appliquée scrupuleusement par les autorités exerçant un Protectorat, puis inscrite dans la Constitution du Maroc quand il a recouvré son indépendance en 1955. Aucune des puissances signataires ne manifeste la moindre intention d’abroger cette conférence ancienne, et les situations obsolètes qu’elle engendre, gênantes pour les particuliers concernés qui ne l’acceptent pas.

De nos jours les migrants marocains qui demandent et obtiennent la nationalité de leur pays d’accueil se trouvent automatiquement en situation de double nationalité sans l’avoir demandé, que cela leur plaise ou non: cela ne me plaît pas. J’ai sollicité la nationalité française peu après mon arrivée à Paris: elle m’a finalement été accordée en 1960. Je ne souhaite nullement avoir une double nationalité en conservant la précédente, mais je n’y puis rien jusqu’à nouvel ordre. L’administration française s’est installée peu à peu au Maroc depuis 1908 durant le protectorat, et par décision du maréchal Lyautey elle a édifié ses bâtiments dans des villes nouvelles construites au voisinage des villes anciennes existantes mais à leur extérieur, pour en respecter la vie traditionnelle. C’est dans un de ces bâtiments que ma venue au monde a été déclarée, dans les circonstances décrites ci-après.

«Tout l’ monde n’peut pas s’appeler Durand »

Cadosch est, me dit-on, un mot hébreu (je ne parle pas cette langue) traduit en français par sacré, ou par tabou. Il a peut-être servi à désigner, à nommer tout d’abord une famille, un clan, une classe d’intouchables, d’individus avec lesquels on ne peut ni ne doit communiquer.

En remontant dans un passé très lointain, mon patronyme a trouvé selon toute vraisemblance son origine dans la Bible, et quand l’écriture a été inventée on l’a écrit en caractères hébraïques lus de droite à gauche. Puis il a subi bien des tribulations, en étant transcrit avec plus ou moins de fidélité dans les langages utilisés en Occident.

L’écriture du nom figurant sur mon acte de naissance. m’a posé des problèmes de bonne heure. La plupart des gens qui me connaissent, parents, amis, relations, et les inconnus écrivent ce nom « Kadosh » en omettant la lettre c: un signe inutile, un trait d’écriture de pertinence négligeable. Ils satisfont de la sorte au principe de moindre action langagière apparenté au rasoir d’Occam:   pourquoi écrire compliqué quand on peut écrire simple ? inverse du principe: pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? base de la doctrine des Shadok, inverses rationnels des Kadosh.

La forme de mon nom écrite en français m’incline à penser qu’elle n’est pas aussi arbitraire que l’affirme Saussure. Je n’adhère pas plus à la correction de Benveniste qui la déclare immotivée. Qu’on en juge:

En 1921, mon père s’était fait accompagner d’un voisin comme témoin , Monsieur Rato de Campos, marchands d’œufs, pour déclarer ma naissance à un employé des Services Municipaux de cette ville nouvelle, verbalement en ces temps lointains. Le résultat de cette démarche me conduit à supposer qu’il a dû se produire ce qui suit : l’employé a dû lui demander verbalement d’épeler son nom, car l’orthographe n’en est pas commune et il l’a mal entendue : le nom « Kadosch », inscrit dans ses registres, est la transcription de ce qu’il a cru entendre, alors que mon père l’écrivait: « Cadosch », dernier avatar de son patronyme, qu’il avait d’abord écrit « Cadoche » lors de son séjour à l’Ecole Normale Orientale, rue Boileau à Paris où il s’était rendu en 1912 pour y apprendre le métier d’instituteur. Retourné au Maroc en juin 1918 pour l’exercer, il rendit visite en passant à sa famille originaire de Larache, en zone espagnole, où il était né lui-même en 1897. Les habitants de son pays natal prononcèrent son nom : « Señor Cadotché » : cela le conduisit à supprimer le « e » final : « Cadoch » ; mais quelques résidents locaux d’origine catalane le prononcèrent : « Cadoc », ce qui l’incita à rajouter un « s » : « Cadosch » fut ainsi formé et adopté.

Je n’ai découvert le nom « Kadosch » que 16 ans plus tard en 1937, lorsque je me suis présenté au baccalauréat en 1937 et qu’on m’a demandé de fournir un acte de naissance. Vers la même époque, le journal royaliste L’ Action Française s’en prenait au journaliste pacifiste Georges Pioch, décrétant que son nom rimait avec boche, et je pouvais craindre avec ce K fâcheux de subir un sort semblable : c’était avant la divine surprise de la débâcle de 1940, qui incita les camelots du roi à s’exprimer avec plus de politesse envers ces occupants allemands qui favoriseraient peut-être un retour de la France à la Royauté.

Sur le moment Pioch eut beau jeu de répondre que la rime n’était pas très riche, et que son nom rimait mieux avec Foch.

Je ne sais si cet incident fut ou non en relation avec un grave débat qui s’instaura dans la presse française en mars 1939 avant la guerre, à propos du maréchal Foch, signataire de l’armistice de 1918, qui, je le rappelle, apprenant la teneur du Traité de Versailles en 1919 s’était écrié: « Ce n’est pas un Traité de paix, c’est un armistice de vingt ans! »: prêt donc à finir par une guerre en 1939, sinistre prédiction qui sera réalisée, hélas.

Mais pour l’heure la question était : fallait-il prononcer Fauche ou Foc ? Le journaliste Pierre Chatelain Tailhade consacra un article mémorable à cette grave affaire dans le journal: Le Canard Enchaîné. Nul ne saurait ignorer que le maréchal était un glorieux enfant de Tarbes : on sait moins que Foch a la même origine que Foix. Sans même parler de la ville d’Auch, cela militait pour le catalan: Fauch prononcé Fauche et non Fauque (j’ai connu de nombreux «Fauque »). Mais la Catalogne venait tout juste d’être prise par Franco, horresco referens ! et la politique française de l’heure était dominée par l’Entente Cordiale avec l’Angleterre. Les tenants d’une prononciation anglaise avancèrent la proximité aussi plausible de l’Aquitaine, fief Plantagenet d’Aliénor : donc Foc plutôt que Fauque.

Faisant allusion à une coutume des élèves de l’École Normale Supérieure  signalée par l’écrivain Jules Romains, Tailhade conclut son article sur ce grave débat en ces termes:

– Et maintenant, mes amis, avec moi allez-y tous en chœur : « Quels khons !!! »

 D’où vient mon nom?

En partant des informations que j’ai pu recueillir dans ma famille, il ne fait aucun doute pour moi que mes aïeux les plus lointains repérables du coté paternel habitaient dans la péninsule ibérique: plus précisément dans la banlieue de Cordoba (Cordoue), d’où ils ont été chassés plus tard par les rois catholiques Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille à l’instigation du converso Torquemada; et il est pratiquement certain qu’après avoir traversé le détroit de Gibraltar ils se sont arrêtés et installés dans le port hospitalier de Larache, à l’embouchure de l’oued Loukos qui descend du Rif.

J’ai de bonnes raisons d’être persuadé que mon père a reçu en héritage verbal le nom Cadosch d’ancêtres encore plus lointains dans le temps, mais de fait dans le futur espace Schoengen : des païens locaux, ibères, wisigoths ou vandales, qui avaient cessé d’adorer des idoles comme tout le monde, quand des religions monothéistes sont apparues et se sont répandues dans le monde romain : mais ils ont eu la malchance de ne pas avoir fait «le bon choix divin» du Dieu à adorer et à nommer  désormais.

Il me paraît très peu probable, pour ne pas dire invraisemblable que mes ancêtres antiques aient été des hébreux chassés de Palestine par l’empereur Titus et repoussés en Ibérie : ça ne tient pas debout. Les Romains ont beaucoup tué, crucifié, mais ils n’ont chassé personne d’une province de l’empire romain pour qu’elle aille dans une autre, comme les interdits de séjour à Paris qu’on exile à Creil dans l’Oise. Il y a toujours eu des hébreux à Jérusalem, qui priaient pacifiquement devant le mur du Temple, le Mur des Lamentations, et ont vu arriver sans plaisir ces sionistes qui affirmaient avoir été chassés de là par Titus environ deux mille ans auparavant. S’ils ont existé, ce ne sont pas mes aieux.

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