Structure et processus
Pour Gregory Bateson[1], le modèle de l’événement qui advient à un objet (d’une information à lui transmettre, ou à en recevoir) est une interaction entre la structure (une forme) des éléments de cet objet, et un processus (un flux d’événements), actionnée par l’énergie du système : deux concepts bien utiles, qui couvrent à peu près tout ce dont il est question dans ce blog, en y ajoutant un éclairage historique convenable, car l’information à transmettre n’a rien à voir avec l’énergie, et ne compte pas par sa quantité mais par sa nature. La structure intervenante consiste en un seuil de perception, dépendant de la forme de l’information plutôt que de sa quantité, seuil à partir duquel elle active le déclenchement d’un événement.
Ainsi, la transmission au suivant : l’évolution des espèces, l’hérédité des caractères acquis, l’embryologie sont des processus ; mais l’espèce elle-même, le caractère acquis, les organes sont des structures.
Origine de l’ Abduction: une analogie
Un modèle a pour vocation de comparer des objets, ou ici des événements, isolés si c’est possible, en vue de les comprendre et s’il y a lieu de les imiter : il est donc utile pour étudier la communication et l’information, qui sont des relations, examinées en détail plus loin. À cet effet on part de ressemblances constatées dans une comparaison de comportements, qui démontre une analogie entre la forme des relations, et on cherche à expliquer ces similitudes, par des lois de forme semblable.
« L’analogie est le fondement de la possibilité de passage d’un terme à un autre sans négation d’un terme par le suivant. Elle a été définie…comme une identité de rapports, pour la distinguer de la ressemblance qui serait seulement un rapport d’identité [2]».
Bateson appelle abduction[3] ce mode de raisonnement, notion utilisée pour la première fois par le philosophe logicien Peirce, cité plus loin : c’est un langage qui permet de comparer, à l’aide de modèles, des relations à l’intérieur d’un objet modélisé avec des relations à l’extérieur du modèle, alors que le langage ordinaire commence par nommer, caractériser, comparer les éléments du modèle, et peine ensuite à représenter leurs relations.
Son origine est la suivante : est-il possible de comprendre puis décrire une chose, un événement, en le comparant à quelque chose autour de soi, qui « semble » être soumis à des lois similaires, analogues? qui puisse à cet égard servir de modèle conducteur, en suggérant une explication possible?
Plus précisément, appelons similitude un mode de comparaison entre des structures : entre les propriétés d’état des éléments du modèle et celles de l’objet modélisé, pour la distinguer de la recherche par analogie, qui est un mode de comparaison entre des processus, entre les lois qui gouvernent les fonctionnements, les changements d’état, entre ce que ces objets font, plutôt qu’entre ce qu’ils sont, à quoi ils ressemblent : donc entre des relations.
Par exemple, comparant le déroulement d’une vie à celui d’une journée : deux processus, l’analogie affirme : « la vieillesse est le soir de la vie », sous-entendant que le soir est la fin d’une journée. L’événement qui advient étant une interaction entre le processus et la structure, cette dernière est impliquée indirectement.
C’est une démarche de l’abduction, à la fois étrange et très répandue : elle prend la forme de la métaphore, du rêve, de la parabole, après celle du totémisme à son origine probable magique, animiste ; elle intervient dans toutes les formes de la culture, et provient sans doute d’une forme archaïque de la pensée, qui peine à fonctionner sans comparaison, qui se renforce par la répétition, s’appuie sur l’imitation.
Le champ d’application de l’abduction est extrêmement vaste : l’anthropologue Bateson qui l’appelle syllogisme de la métaphore l’applique à tous les processus mentaux, aux règles, à l’apprentissage, à l’évolution, et y voit le ciment qui fait tenir ensemble toute science, toute religion, en tant qu’ « opération qui choisit dans des champs différents les traits qu’ils ont en commun[4] » ; le philosophe Simondon en a étendu l’application au niveau physique, vital, psycho-social et collectif, et a choisi d’appeler dès lors: transduction, cette extension de l’analogie (il ne parle jamais d’abduction).
Le raisonnement par abduction sera évoqué ici dans ses applications à des objets artificiels techniques ou culturels.
Le raisonnement par abduction sur l’observation d’un phénomène nouveau, d’un événement E qui apparaît, est relatif à des objets concernés par leur relation avec l’événement , et non par leurs propriétés, leur structure.
Le raisonnement type par abduction mène à une inférence : un phénomène E constaté pourrait être l’effet logique d’une cause C, qu’on avance ; car cette cause C a produit un événement E’ ressemblant à E ; on a donc des raisons de supposer que cette cause C aurait pu intervenir, et de chercher à le vérifier. C’est le schéma de la découverte d’une idée vraiment nouvelle : C , susceptible de conduire à une invention : en avançant une théorie, (C), sur le phénomène observé, on est allé vers l’hypothèse au lieu de partir d’elle.
Des savants antiques, philosophes de la nature, ont parfois pratiqué un commencement de raisonnement par abduction : en avançant sur un phénomène E observé l’hypothèse qu’il pourrait être l’effet d’une cause C produisant un autre événement semblable, mais sans chercher à le vérifier par une expérience probatoire. Ces anciens ne pouvaient donc en conclure que : «Untel soutient que C est la cause de E», sans plus.
L’abduction est l’indication suggérée par une situation logique, qui intervient comme un produit de l’évolution : pourquoi cette hypothèse-là plutôt que des milliers d’autres possibles, la première ayant été une intervention divine ? Il y a une affinité entre l’être humain, et le monde qu’il essaie d’expliquer. La recherche part de l’hypothèse occasionnée par une surprise, une nouveauté. La nécessité d’un test ultérieur est une exigence d’intelligibilité, justifiant un critère de testabilité, à l’inverse de la démarche de Popper (critère de falsifiabilité). Selon le logicien Peirce à l’origine de ce raisonnement, l’expérience détermine à quel moment une conjecture est reconnue fausse[5] et qu’ il « vaut mieux » en chercher une autre. De l’hypothèse corrigée on déduit, on prédit des conséquences : c’est bien la fin, le but utile d’une déduction. Puis on cherche si elles sont confirmées par l’expérience.
Par comparaison, le raisonnement par induction quantitative teste une hypothèse préalable, dont on compte les réussites : les big data favorisent leur décompte, leur multiplication, leur abondance tient lieu de preuve. Mais les exceptions relevées, qualifiées pour le moment de « points aberrants », peuvent devenir un jour sources d’une découverte importante. L’induction qualitative, quant à elle, part d’une hypothèse formulée a priori sans rien connaître du phénomène: elle teste si ce qu’on observe correspond à ce qu’on attendrait si l’hypothèse était correcte; elle peut elle aussi aboutir à des « cas aberrants » provisoires.
L’induction ne fait découvrir aucune hypothèse : elle a été formulée avant, d’après une base intuitive, et l’induction cherche une confirmation.
Dans les faits, nous recueillons des informations à l’aide desquels nous construisons des images , et nous les résumons par des structures. Puis nous comparons les structures pour tenter de montrer comment nous pourrions les classer comme obéissant aux mêmes règles : c’est cette dernière étape qui est l’abduction, ce processus illustre le réseau mental dont nous faisons partie.
Ainsi la science en acte peut être considérée comme un objet culturel susceptible de servir de modèle pour comparer une réalité sensible à une forme intelligible, un phénomène à une hypothèse, ce qui est une forme d’abduction : à l’inverse de la concrétisation préalable de l’objet technique, qui consiste à utiliser d’une manière intégrée le plus grand nombre possible de phénomènes intervenant dans le milieu intérieur de l’objet, ce modèle culturel d’objet est conçu au contraire pour acquérir des connaissances sur un seul de ces phénomènes, bien séparé, dans le but de comprendre si le fonctionnement de l’objet technique est dû à une cause supposée bien déterminée et non à une autre, et de disposer alors ensuite d’un guide scientifique pour la concrétisation de son application.
À cet égard le phénomène à modéliser est isolé en supprimant ou réduisant la possibilité d’intervention de phénomènes accompagnateurs : on tend de la sorte à réaliser un objet culturel le plus abstrait possible, dans l’intention d’étudier cette abstraction, de la comparer à un éventuel modèle théorique à vérifier par une expérience probatoire.
Citons à titre d’exemples de cette vérification de la cause d’un phénomène : le plan incliné de Galilée, la machine d’Atwood, les cornues de Lavoisier et de Pasteur, le pendule de Foucault, l’interféromètre de Michelson, celui plus récent qui a détecté les ondes gravitationnelles, les images programmées du chaos, des fractales.
En revanche la plupart des objets artificiels manifestement techniques et sujets à une concrétisation extensive, tels que: la boussole, la poudre à canon, le cerf volant, l’imprimerie, ou la photographie, le gramophone, le cinéma, une fois inventés, n’ont pas d’autre finalité culturelle que celle résultant le cas échéant de leur finalité sociale, et on pourrait ranger dans cette catégorie tous les objets techniques actuels de l’information et de la communication de grande diffusion ; étant entendu qu’à l’occasion il a pu s’avérer nécessaire de réaliser un objet abstrait à but culturel déterminé de vérification des connaissances, avant, pendant ou après l’invention de l’objet technique.
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[1] BATESON G. : La nature et la pensée, Seuil 1984, pp. 57-58
[2] SIMONDON G. : Du mode d’existence des objets techniques, Aubier 1958 et 2012 p. 261
[3] BATESON G. : op. cit. pp. 59 et 236-237
[4] BATESON G. : op. cit. pp. 59
[5] TIERCELIN C. : op.cit., p.95, 103