Héraclite et la commande

L’oeuvre d’Héraclite nous est connue par une centaine de fragments sentencieux numérotés, et des citations, faites par des écrivains qui n’étaient pas sûrs de l’avoir bien compris: on l’appelait l’Obscur. Héraclite d’Éphèse, à la limite de l’empire perse peu avant la bataille de Marathon, écrivait en ionien, et racontait peut-être des histoires d’ioniens, sans aucune ponctuation : la suite des mots assemblés en syntagmes variables produisait au cours de la lecture un sens changeant qui convenait à l’expression de sa pensée.

Son livre est désigné sous le titre : Peri physeos : Sur la Nature, qui se trouve être aussi celui du Poème de Parménide. A-t-on par extension titré ainsi tout ouvrage de philosophe de la Nature dont on avait perdu la trace du titre ? Mais la physis des présocratiques était, si l’on en croit Heidegger, plus que notre Nature : elle était tout l’univers, les phénomènes, elle était l’être qui inclut en lui aussi bien ce qui persiste sans changement que ce qui devient, ce qui se montre comme apparence, et l’être déployé qui se dévoile comme vérité. Parménide et Héraclite opposés sur l’être diraient donc la même chose à propos de la Nature. Elle est pour Héraclite une perpétuelle éclosion : le jour naît de la nuit, la nuit du jour, la paix sort de la guerre, d’où naît la paix. La fleur qui s’ouvre dans le monde naît de racines enfouies dans la terre, puis se fane et nourrit la terre. Héraclite dit : «ce qui se montre aime s’abriter» (fr.123). La physis se cache pour s’éclore : il faut du non-être pour produire l’être. Si l’on s’en tient au contenu des fragments, l’arkhé d’ Héraclite, pensé pour décrire le monde physique tel qu’il le voit, est le devenir universel, et son stoikheion le feu, sa flamme dansante aux langues multiples et changeantes. Il prédit l’évolution : panta rei, tout passe, rien ne reste fixe, on ne descend pas deux fois dans le même fleuve ; tout est mouvement, changement : une même chose est (ce qu’elle devient) et n’est pas (ce qu’elle était) ; aucun repère n’étant fixe, il a l’idée de la relativité, et du déterminisme ; cette vision est mue par la nécessité, le destin : une volonté ne peut la modifier.

Héraclite passe de l’un au multiple et de la diversité à l’un ; mais s’il en tire l’identité des contraires, c’est au niveau cosmologique, dans une dynamique d’éclosion successive d’éléments opposés constituant les êtres et les choses ; c’est à tort qu’Aristote y a vu une identité locale des contraires, affirmation inacceptable, argument qui a condamné Héraclite à vingt cinq siècles d’oubli.

Qu’a-t-on retrouvé dans les fragments ? Ceci : «une sage raison commande tout à travers tout» (fr. 41) et cela : «la foudre commande tout» (fr. 64). La commande : kubernesis a donné en français : gouverner, et cybernétique. Le gouvernail n’existait pas dans le monde gréco-romain et au-delà : il est apparu en Europe dix-huit siècles plus tard, après les croisades, importé avec la boussole, via le monde arabe, de Chine où il est apparu à une haute antiquité ! Le navire en Méditerranée était piloté par des godilles dangereuses à manier par gros temps. Un commentateur a désigné l’œuvre d’Héraclite par la périphrase : oiakisma pros stathmon biou : timon pour se diriger vers le lieu de la vie. Mais la vie n’a pas de lieu : le devenir perpétuel est un cycle fermé de transformations du feu (force sans but) gouvernées (commandées) par la raison sage (des dieux ?) par condensations et évaporations successives du tout à travers tout en eau (mer), terre (glace), ciel, feu (soleil) etc. Il y a bien l’idée d’une suite de transformations formant un cycle fermé comme une circonférence : tout part du feu et revient au feu ; mais pas vraiment celle d’une rétroaction (feedback) ramenant le monde à un équilibre détruit.

Héraclite affirme bien que tout arrive selon un Destin identique à la nécessité et dont l’être est la raison gouvernant le monde, dont toute volonté arbitraire est exclue, mais ce destin est celui d’un devenir perpétuel, l’engendrement successif du jour par la nuit et vice-versa, des révolutions du soleil, et non la destination d’un navire vers un port commandée par un timon.

Pour savoir s’il est bien vrai qu’Héraclite ait pressenti ce que nous appelons la commande comme le prétend Heidegger, on peut partir du schéma décrivant le travail d’un amplificateur de signal. Une force violente de grande énergie (le feu) se présentant à une entrée E de l’appareil est commandée à une autre entrée C (commande) par une force faible (la sage raison) qui la dirige vers l’une ou l’autre de deux sorties S, S’(le bien ou le mal, le jour ou la nuit, oui ou non) : la destinée commandée par l’amplification de cette force faible en grand feu est la familière sortie d’ampli[1] ; la commande héraclitéenne C, ne dirige ici vers aucune sortie définitive : elle produit successivement sans arrêt S puis S’, oui puis non, qui rebranchées sur l’entrée la commandent à leur tour en se substituant à la sage raison désormais inutile, ce qui donne naissance au paradoxe d’Épiménide le Crétois qui dit la vérité en mentant, ment en disant la vérité.

Après deux millénaires et demi, il est difficile de dire si Héraclite a vraiment pensé les idées qu’on lui attribue, dont certaines ont été repoussées par Platon et Aristote et considérées comme des créations illusoires pendant tout ce temps, à supposer qu’il les ait vraiment émises ; jusqu’à ce ce que la philosophie occidentale,  initiée par ces grands hommes en mettant en place l’objet, ait été remise en question elle-même par de vrais ingénieurs et techniciens de l’esprit, neurologues et physiciens, auteurs au lendemain de la deuxième guerre mondiale de modèles expérimentaux de réseaux de neurones artificiels travaillant comme le cerveau humain.

Le neurone formel de Mc Culloch et Pitts est binaire : on lui applique des entrées valant zéro ou un, et on recueille à la sortie zéro ou un, imitant l’action des synapses. Un réseau réel de tels neurones dans le crâne, en nombre de l’ordre de cent milliards, produit à sa façon une expression physique de la vérité de ce qu’on voit : plus précisément, la certitude de la réalité de ce que notre œil rapporte de l’extérieur ; l’improbabilité presque totale que ce soit dû au hasard, ou à des hallucinations, est payée par une perte d’information dans ce réseau.

Le cerveau est traversé par un flux héraclitéen d’informations en tous sens ; un œil humain contient cent millions de photorécepteurs de signaux afférents, capables d’émettre par milliseconde une impulsion ou non : soit une quantité d’information de cent millions de bits par milliseconde mais ne dispose que d’un million de relais pour transmettre leur information au cerveau, donc le rapport entre les signaux efférents et les signaux afférents est : un pour cent. La vitesse de transmission est faible mais un nombre énorme de neurones agissant en parallèle transmet ainsi un pour cent de l’information que l’œil reçoit de l’extérieur, l’impulsion de chaque neurone est déclenchée par une combinaison de signaux synchrones ; elle détecte leur coïncidence simultanée (dans un intervalle de l’ordre de la milliseconde) et transmet, alors et alors seulement, le signal vers la suite. Cette exigence de simultanéité est la cause d’un coût énorme de la transmission d’information. Si la probabilité qu’un neurone émette une impulsion dans un intervalle d’une milliseconde est un demi, la probabilité d’impulsion simultanée (dans la même milliseconde) de deux neurones par hasard est un quart, etc… celle de 100 impulsions par hasard est infime :    2-100 = zéro virgule vingt-huit zéros…

En ne transmettant que des signaux simultanés, le système nerveux, siège de ce que nous appelons la raison, le logos, fabrique une quasi-certitude d’information par les sens sur les phénomènes du monde extérieur. Ce qui est transmis au cerveau ne représente un événement extérieur qui s’est réellement produit que si toutes les impulsions le concernant ont été émise simultanément (dans la même milliseconde)[2]

Quand Mc Culloch et Pitts ont participé en 1946 à l’avènement de la cybernétique, l’ordinateur n’existait pas encore, et l’idée centrale due à N.Wiener était la notion de pilotage, de commande d’une action sur une trajectoire, puis l’idée plus subtile de correction de la trajectoire par rétroaction de la différence entre la trajectoire réelle et celle souhaitée. La cybernétique ne se réduit pas, loin de là, au seul concept de commande, pas plus que la théorie quantique des champs aux seules relations d’incertitude ; ses prolongements dans l’intelligence artificielle, la systémique, les réseaux de réseaux soulèvent des controverses plus actuelles.

Mais c’est bien la seule idée de commande qu’Heidegger a recherchée et cru trouver dans l’héritage d’Héraclite : les philosophes n’avaient pas besoin de se préoccuper des attaques subies par les fondements de la science au même moment ; la philosophie occidentale du sujet et de l’objet était secouée par une crise due entre autres aux relations d’incertitude, et indirectement à l’apparition de la logique symbolique : non seulement la pensée était calculable, mais elle l’était à l’aide d’éléments agissant comme les neurones de Mc Culloch et Pitts, capables d’enclencher toute pensée formulable. Le flux héraclitéen incessant d’éléments était une bonne représentation du flux d’ « informations » traversant le réseau, dont une très faible partie formait une image de la réalité extérieure .

La parenté entre une commande maintenant la trajectoire d’un mobile, et une force fictive supposée agir sur l’histoire de l’être des choses, le mettant entre parenthèses pour maintenir le sujet et l’objet pendant des siècles sans en tenir compte, était une idée simple de nature à frapper un moment l’esprit du philosophe Heidegger : d’où un empressement à déclarer enfin la mort de cette philosophie occidentale, mort qui n’est peut-être qu’une autre illusion, créatrice du feedback d’un être oublié.

Heidegger a appelé lui-même « destinée » la commande de la cybernétique elle-même, forme moderne de la métaphysique selon lui[3] : il a ainsi confondu la sortie de l’ampli avec une commande d’entrée.

Selon la prédiction du cybernéticien Von Neumann, son ordinateur commandé par le paradoxe d’Épiménide le crétois menteur répondrait effectivement par une suite perpétuelle de oui et non enclenchés l’un par l’autre, en branchant la sortie sur l’entrée de commande.

Ce schéma n’a rien perdu de son charme. Jules Supervielle en a fait un poème presque héraclitéen, pas tout à fait heideggerien : «la nature aime s’abriter», l’arbre sous son feuillage dans la nuit qui s’achève, l’oiseau somnolant sous ses plumes prêt au réveil , puis le jour se déroule, et le crépuscule reconduira l’oiseau sous l’arbre pour un nouveau cycle.

Un peuplier sous les étoiles,     Que peut-il ?     Et l’oiseau dans le peuplier      

Rêvant         la tête sous l’exil               Tout proche et lointain de ses ailes,    

Que peuvent-ils tous les deux            Dans  leur alliance confuse         

De feuillage et de plumes                 Pour gauchir la Destinée ?

Le silence les protège                       Et le cercle de l’oubli

Jusqu’au moment où se lèvent      Le soleil, les souvenirs.

 Alors l’oiseau de son bec             Coupe en lui le fil du songe

Et l’arbre déroule l’ombre          Qui va le garder tout le jour[4].

Il y a un temps originaire en retrait sous le temps vécu, oiseau dans l’arbre des possibles, protégé par le silence et l’oubli, qui surgit en temps qui se déploie, remonte jusqu’au vécu, figuré par le cadran solaire de l’ombre qui se déroule, berger de l’être ; cependant ce n’est pas l’effet du soleil, de la mémoire, qui déploie trop lentement sa lumière pour illuminer le monde, mais celui de l’éclair précédant la foudre pour illuminer les êtres, créer l’unité du Tout, l’éclosion du monde.

C’est chez Parménide qu’on trouvera l’idée d’une commande qui maintient le cap de la «destinée» du navire, en réalisant un possible pour la «gauchir».

[1] KADOSCH M. : Anthropolgie de la Fluidique, in : Combat pour la connaissance pp. 2 et 3 ; quotidien Combat, 4 juillet 1969.

[2] Mc CULLOCH W. : Embodiments of Mind, MIT Press, Cambridge Mass. pp75-76.

[3] HEIDEGGER, FINK. : Héraclite, Gallimard, 1973, p. 22.

[4] SUPERVIELLE J. : Tiges, in : Gravitations, Matins du monde, Gallimard 1925.

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