Approche d’un cloisonnement

Communication entre objets à leurs contours

   Pour déterminer les concepts utiles à la description d’entités susceptibles de communiquer, procédons par circulation de métaphores revêtues d’un brevet de scientificité au passage, en prenant comme point de départ une approche rationaliste du problème des cloisonnements, illustrée par un raisonnement classique sur des objets à l’état d’équilibre thermodynamique.

On commence toujours par établir une première frontière, par la pensée ou dans un laboratoire, entre une certaine portion de l’espace matériel, qualifiée d’« objet d’attention », et tout ce qui l’entoure qui pourrait avoir une influence sur son comportement : portion de l’environnement de l’objet qu’on peut  appeler milieu associé. L’objet d’attention est décrit par un certain nombre de caractéristiques quantitatives ou qualitatives dont la liste constitue son état. Dès l’abord on fait la distinction :

– entre les caractéristiques mécaniques de l’objet d’attention : ses coordonnées de position et de vitesse, sa masse, ses axes d’inertie, etc. ; dont la liste détermine son état externe qui satisfait aux lois de la mécanique et permet de calculer ses changements de position à tout moment  ;

– et les autres caractéristiques dont la liste constitue l’état décrit de l’intérieur, ou état interne.

Si l’espace est cloisonné en régions, chacune a pour environnement: toutes les autres, elle les influence et subit leur influence, et les caractéristiques descriptives des états externes et internes des régions sont couplées.

L’approche procède à partir de deux points de vue perçus comme complémentaires : les points de vue macroscopique et microscopique d’un couplage entre régions, qui fournissent des aperçus intéressants sur la communication. Au point de vue macroscopique on isole une région de l’espace en la séparant de son environnement, à l’exception de son milieu associé, et on en fait son objet d’attention comme système. Le point de vue microscopique revient à voir ce système comme l’ensemble d’un nombre très grand de particules élémentaires. Ces points de vue extrêmes pris à des niveaux très éloignés semblent propres à recouvrir des incompatibilités insurmontables, et pourtant le système à décrire est le même !

Dans cette approche qui correspond en gros au point de vue réaliste, et où le concept de représentation a un sens, l’objet est représenté par un état ; on ne peut décrire une communication entre objets, si elle existe, qu’en la représentant comme une relation entre états.

– Approche macroscopique : l’objet d’attention est décrit par des caractéristiques perceptibles le concernant.

Exemples : la cylindrée d’un moteur est décrite par sa composition chimique, son volume, sa pression, sa température ; une corde vibrante est décrite par sa longueur et sa tension, etc..

L’approche macroscopique présente les caractéristiques suivantes :

– on ne fait aucune supposition sur la structure microscopique, comme la structure de la matière, ni sur des agents dont les manifestations macroscopiques seraient la pensée, l’action humaine, le langage, etc..

– l’objet est décrit par un petit nombre de variables correspondant à nos perceptions sensorielles et pouvant être mesurées directement.

L’unité macroscopique correspondante est la mole : quantité de matière d’un système contenant autant d’éléments : atomes, molécules ou ions, qu’il y en a dans un gramme d’hydrogène, ou plus pratiquement dans 12 grammes de carbone (6 x 1023) : soit le nombre d’Avogadro N qui sert de référence comparative entre tous les éléments chimiques dans le Tableau périodique de Mendeleïev.

L’objet est alors vu comme le représentant d’« une multiplicité de sensations », éventuellement amplifiées par des instruments.

Cette approche s’accorde assez bien avec une transcription informatique des objets : dans un langage orienté objet on cherche à représenter des objets en introduisant un petit nombre de variables pour décrire l’état de l’objet dans une base de données locale, et de programmes ou méthodes pour décrire son fonctionnement : l’objet est compris par une connaissance déclarative : les variables ; et par une connaissance procédurale : les méthodes qu’il reconnaît, qui manipulent ces variables.

Une telle description s’applique à des composants d’objet comme aux relations entre ces composants.

– Approche microscopique : elle ne peut être que conceptuelle. On sait que l’objet est composé d’un nombre très élevé de micro-objets, de « l’ordre de grandeur » de N (les molécules, les atomes, les neurones), chacun décrit par un certain nombre k de variables microscopiques : de position, de vitesse, ou d’énergie, d’activation électrique ou chimique, etc…. L’objet est représenté dans un espace de phase à kN dimensions, divisé en N cellules où ces variables peuvent être calculées en moyenne, sommées statistiquement.

L’approche microscopique présente les caractéristiques suivantes :

– on fait des suppositions sur la structure microscopique ;

– l’objet est modélisé par un très grand nombre de variables ;

– les variables microscopiques ne sont pas en rapport avec nos perceptions sensorielles, mais représentent conceptuellement « l’union d’une substance avec ses accidents » ; elles pourront être changées pour d’autres inspirées par un modèle et des hypothèses à justifier ;

– ces variables ne peuvent pas être mesurées, sinon dans un laboratoire spécialisé, dans des conditions protocolaires très éloignées des perceptions sensorielles  ; de plus dans les nanotechnologies le calcul de variables en moyenne statistique comme l’énergie cinétique moyenne assimilée à une température est d’une signification douteuse à partir de l’échelle de 10 nm (nanomètres) : un pore ne contient que quelques molécules, et on se trouve dans le domaine quantique.

– Comparaison : pour que ces points de vue soient compatibles, il faut que les variables macroscopiques, mesurées et en rapport avec nos sens, soient les moyennes d’un grand nombre de variables microscopiques ; elles sont indépendantes des suppositions sous-jacentes sur la structure microscopique, qui ne sont justifiées que par les déductions macroscopiques qu’on peut en tirer et tester, et qui peuvent être rejetées pour être remplacées par d’autres pour des raisons sans rapport avec nos perceptions sensorielles.

Les variables macroscopiques ne sont ni plus ni moins fiables que nos sens, elles ne changeront que si nos sens changent avec l’évolution de l’espèce humaine, ou si nous acceptons de prolonger nos sens par des instruments familiers à portée macroscopique.

La distinction entre approche macroscopique et microscopique a été définie par rapport aux perceptions de nos sens, qui ne perçoivent pas le microscopique ; nous en tirerons différentes applications aux objets étudiés.

En particulier, tous les objets de notre perception et nous mêmes êtres humains pensants, sont des êtres macroscopiques, composés d’un nombre énorme de molécules d’un ordre supérieur au nombre d’Avogadro N : nous ne pouvons percevoir par les sens que des phénomènes macroscopiques, dont l’interprétation est statistique. L’écoulement du temps du passé vers l’avenir est une vision macroscopique du mouvement microscopique des particules élémentaires : il est statistiquement beaucoup plus probable qu’une particule de grande vitesse heurte une particule moins rapide et lui transmette de l’énergie que le contraire, donc que de la chaleur passe du corps le plus chaud vers le corps le plus froid, ce qui détermine le sens où le temps perçu macroscopiquement passe du présent vers le futur. La probabilité du contraire est de l’ordre de 1/√N = 10-12 (un millième de milliardième).

L’extrême probabilité, la quasi-certitude du temps présent maintenant, du lieu présent ici, apparaissent comme l’expression mathématique de la perception macroscopique par nos sens de l’espace et du temps, dans laquelle se loge notre pensée, et s’élabore notre mémoire.

   Cette approche, qui montre comment se crée un ordre macroscopique spatio-temporel, est différente de la distinction entre l’approche locale, qui analyse les différentes parties d’un objet qu’elles soient ou non discernables par nos sens, et s’attache à décrire une partie locale, et l’approche globale qui synthétise l’objet, pour le décrire comme une totalité, qu’il soit macroscopique ou microscopique. Elle a d’autres applications, notamment à la différence d’organisation entre les êtres vivants et les objets.

     La création de formes macroscopiques individualisées résulte d’une succession d’approches locales et globales.

La première approche est généralisable, car il n’y a aucune raison pour se limiter à deux points de vue, qui en l’espèce sont superposés hiérarchiquement et non en parallèle comme des perspectives indépendantes : ce sont deux niveaux d’observation extrêmes, entre lesquels on pourra intercaler des niveaux hiérarchiques emboîtés décrivant l’observation expérimentale.

Chaque niveau inclut les niveaux inférieurs : les variables moyennées décrivent des objets de haut niveau qui correspondent à une image réunitarisée d’ objets du bas niveau séparés[1].

« Ce qui est distinction et séparation à un niveau élémentaire est transformé en unification et réunion à un niveau plus élevé : les éléments vus individuellement à un certain niveau sont distingués par des propriétés d’exclusion séparation et différence…mais ces mêmes éléments vus comme constitutifs d’un tout sont réunis par des propriétés communes qui annulent leurs différence[2]».

Ainsi on passe du niveau atomique au niveau moléculaire en mettant en commun une liaison de covalence, à l’origine de propriétés chimiques qui émergent dans la molécule ; puis de la molécule à la cellule en réunissant des molécules différentes, la mise en commun de leur propriétés pouvant être exprimée en information sur la cellule émergente ; puis des propriétés des cellules à celles nouvelles des organes, de là aux propriétés psychologiques attribuées au système neuronal d’un individu et aux propriétés sociologiques des groupes d’animaux, des groupes d’êtres humains : d’un niveau au suivant, de l’information est créée, à laquelle l’observateur extérieur accède indirectement, à la sortie de la « boîte noire ».

La réunitarisation est un concept analogue au concept familier (emprunté à la comptabilité) de consolidation : elle crée des objets présentant des propriétés adaptées à la capacité d’observation, de compréhension, et d’action de l’observateur du haut niveau qui n’est pas le même que celui du bas niveau et en outre n’a pas le même objet d’attention et de préoccupation.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       Les capacités de l’un et de l’autre sont limitées et doivent faire face à l’énorme multiplicité des situations descriptibles par des variables interdépendantes en grand nombre.

Les objets sont décrits différemment à autant de niveaux superposés hiérarchiquement qu’il est nécessaire pour « absorber localement à chaque niveau la multiplicité des situations du niveau immédiatement inférieur et ne pas la répercuter au niveau supérieur qui serait incapable de la contrôler[3] » si l’observateur est en outre un acteur.

À la classification hiérarchique des niveaux d’observation d’un objet correspond une classification hiérarchisée des erreurs d’observation et des corrections des erreurs qui constituent un niveau d’apprentissage de l’objet, base de la compréhension de son comportement et par là d’une communication avec lui, à travers des signes qui sont des indicateurs de contexte : le contexte est ici l’ensemble des événements qui indiquent à l’observateur à l’intérieur de quel ensemble de possibilités, de quelle multiplicité, il doit faire son prochain choix pour comprendre et agir.

Comme indicateurs d’un contexte de haut niveau dont ils nous donnent à déchiffrer un sens en somme réunitarisé, les signes de communication émanant des objets et des événements nous placent vis-à-vis d’eux dans une situation de correspondance qui s’éloigne de l’idée d’une représentation d’un objet par un état, par une liste de propriétés, dont nous sommes partis au début du paragraphe, pour faire place à une compréhension de l’objet, de l’événement, lorsqu’il manifeste un fonctionnement qui serait imprévisible comme effet de ces propriétés. Si une communication de bas niveau conduit à une représentation erronée interprétée comme erreur, une communication manquée de haut niveau se traduira par une incompréhension.

La structure spatiale arborescente par empilage de niveaux, matérialisable par un emboîtement de poupées russes, se rencontre très fréquemment parce qu’elle implique au départ la notion de hiérarchie de niveaux, qui permet la décomposition d’un système complexe en sous-systèmes susceptibles d’être spécialisés et indépendants dans une large mesure[4]. Elle consiste alors en ce que ce qui a été distingué, différencié, et par suite séparé à un niveau élémentaire, a été réunifié, réintégré à un niveau supérieur en ne retenant que ce qu’il y avait de commun dans la structure de ce qui a été réuni : ce qui a eu pour effet de faire émerger au niveau intégré des propriétés d’affinité entre les éléments du niveau supérieur, dues à ce qui a été mis en commun , une propriété de séparation retenue à un bas niveau devenant sous un certain aspect une propriété de réunion à un niveau élevé..

     C’est la structure du discours cartésien de la méthode, du syllogisme BARBARA de la déduction, de la logique booléenne du tiers exclu. Son application à l’organisation des entreprises est considérée comme dépassée par l’organisation en réseau, « distingué » en sous-réseaux fonctionnels ou opérationnels, appliquant diverses stratégies  ; mais un réseau peut intégrer dans certaines places des arborescences localisées de sous-ensembles hiérarchisés  ; et de même une arborescence générale comme par exemple celle qui me relie aux instances gouvernementales est truffée de réseaux locaux de toutes espèces : ceux d’Internet, des réseaux de renseignements, de résistance, des mafias, etc.., qui par ailleurs ont des composantes hiérarchisées s’ils ont un chef et des subordonnés.

   Dans une entreprise, la cohérence des actions indépendantes autorisées par le réseau dépend d’une vocation et d’une culture communes à tous les membres, dont l’application répercutée à tous les niveaux tend à lui confèrer une structure holistique, répercutant dans tous les éléments des propriétés de l’ensemble.

Suite => Forme, Matière et Energie

[1] HOFSTADTER D. : Gödel, Escher, Bach, InterEditions, Paris, 1985, pp 340-346

[2] ATLAN H. : L’émergence du nouveau et du sens , in : Colloque de Cerisy : L’auto-organisation de la physique à la politique, Seuil, 1983 p.123

[3] MELESE J. : L’analyse modulaire des systèmes, Editions d’organisation, Paris, 1991, pp72 et 122

[4] SIMON H. : Les sciences de l’artificiel, Gallimard, p. 321

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