Pourquoi des philosophes

POURQUOI DES PHILOSOPHES?[1]

Auteur de ce blog, j’y présente mon activité: mon occupation principale a consisté à m’occuper d’objets techniques, de participer à leur création, et de tenter de résoudre les problèmes survenant sur le chemin de ces créations: problèmes techniques; ou embûches d’origine extérieure survenant sur ce chemin.

Je me suis efforcé d’apporter des réponses techniques à ces problèmes techniques              .

Il m’est arrivé aussi incidemment de faire un peu de science pour la science: pour savoir, parce que j’en avais besoin pour comprendre un problème scientifique qui survenait, et pour tenter de le résoudre.

Pratiquement, j’ai participé à la création de quelques objets artificiels[2] : par définition ceux qui sont conçus par des êtres humains, pour atteindre une fin susceptible d’intéresser des êtres humains, par opposition aux objets naturels créés par la nature  ; et j’ai recherché des moyens d’éviter les embûches survenant sur le chemin de telles créations.

Au cours de telles tentatives, depuis la plus haute antiquité, des idées ont été exprimées, échangées au cours de conversations sur les moyens à utiliser, des théories ont été échafaudées à leur propos; de nombreuses explications et moyens magiques ont longtemps été utilisés en priorité; puis on a fini par s’apercevoir peu à peu, tardivement, de l’utilité d’entreprendre sans a priori magique des expériences, pour s’assurer qu’on cherchait dans une bonne direction, pour savoir si le résultat escompté serait bien obtenu. Mais il a fallu pour cela qu’on dispose déjà des moyens techniques nécessaires, d’objets artificiels appropriés pour atteindre la fin recherchée: vérifier qu’on cherche dans une direction susceptible de parvenir à un résultat escompté.

Tous ces efforts de vérification, (ou de falsification!), toutes ces recherches de vérité : idées, calculs, ébauches, expériences probatoires préliminaires, conversations, discussions, prototypes pour tenter d’aboutir à l’objet artificiel, en termes impératifs autant que descriptifs, ont tendu à la longue à entourer les objets d’un contour estompé, incertain, flou, effet représentatif de notre ignorance: est-ce nous qui l’avons dessiné en cherchant, ou est-ce qu’elles en possèdent vraiment un par nature, que nous l’ayons dessiné ou non ?

La plupart des embûches semées sur le chemin d’une tentative de création se présentent à ce contour. L’inventeur, l’artiste, même le simple artisan, se heurte à un obstacle, à un manque de moyens, d’aides, à de l’incompréhension à son égard de la part de son environnement :

– Ils sont fous ces inventeurs, murmure l’un, hochant la tête ;

– Pourquoi vous obstiner ? Votre engin ne marchera jamais, dit l’autre, sans indulgence.

Un ancien qui croit savoir conseille :

-Il faut faire ainsi, autrement vous n’arriverez à rien.

Il a peut-être raison, mais il est incapable d’expliquer pourquoi.

C’est l’origine la plus probable de l’intervention inattendue d’une catégorie de témoins commentateurs qui ont joué un rôle comparable à celui du chœur dans le théâtre antique : les philosophes. Que me veulent-ils?

Oui:  pourquoi des philosophes?

Des scientifiques éminents: Stephen Hawking et Weinberg, soutiennent que la philosophie est morte, comme l’alchimie, l’astrologie, etc: on n’a plus besoin de la philosophie ni des philosophes parce qu’on a trouvé mieux: la science.

Mais des philosophes non moins éminents, comme Heidegger, dans un discours personnifiant, soutiennent que «la science» ne pense pas, elle «calcule», c’est le philosophe, enfin «la philosophie», qui pense, croit-il.

Or le calcul n’est qu’une certaine forme de pensée: une activité quelconque qui ne ferait que calculer serait de ce fait une forme de philosophie parmi d’autres, en particulier ne se préoccupant pas d’expériences probatoires: alors que «la vraie science» «mesure», «compare» au surplus, pour «vérifier» (ou «falsifier»!).

C’est ainsi que peu à peu des scientifiques ont réussi à “trouver mieux”, la science qui calcule a pu prétendre n’avoir plus besoin de philosopher le jour où elle s’est mise à mesurer , à comparer.

Que disent les philosophes?

Pour John le Sauvage, héros du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, qui n’a lu qu’un seul livre, un philosophe est un homme qui rêve « de moins de choses qu’il n’en existe dans la terre et le ciel [3]»

Il existe aussi des philosophes qui n’ont lu aucun livre; mais ils pensent, et disent: « Ces choses-là sont rudes, il faut pour les comprendre avoir fait des études. »

Certains le regrettent, veulent apprendre. D’autres, évitant au contraire de « se mêler de ce qui ne les regarde pas » dans leur vue philosophique, encourent délibérément le risque d’être taxés de réductionnisme : mais n’est-ce pas un effet de perspective, l’ombre involontaire des zones obscures de leur entendement ?

Ce fut pratiquement le cas pendant l’antiquité: les équivalents de nos « scientifiques » étaient alors des philosophes de la nature tentant d’expliquer le monde sans faire d’expériences, ou très peu, pour vérifier le bien fondé de l’explication philosophique, d’une epistémé ; ils les reléguaient dans la techné: ces penseurs de concepts gardaient les mains dans leurs poches pour éviter de manipuler l’impur par une telle pratique  ; c’étaient des hommes libres qui commandaient à des esclaves, ou à des artisans, le travail à effectuer dans un atelier qu’ils ont dû voir de l’extérieur comme une boîte noire, limitant le champ de la vérité à expliquer : ils ordonnaient la création d’une forme précisée par un dessin, à l’aide d’une matière montrée du doigt, sans se préoccuper de la manière dont cette matière utilisable avait été élaborée peu à peu à partir de la nature au cours des siècles passés, et des formes qu’on pouvait ou non parvenir à réaliser avec la matière indiquée, en lui appliquant les forces qu’elle pouvait supporter, découvertes par essai et erreur: à l’exception possible des architectes, des peintres et sculpteurs, des facteurs d’instruments de musique, qui voulaient créer un objet, une oeuvre, en se servant de leurs mains, et de tous leurs sens; mais déjà à l’exception certaine des artisans les plus modestes, incarnations successives de Homo Faber.

Toutefois en me documentant sur mon sujet: la technique, j’ai constaté que des philosophes ont rêvé à son propos de bien plus de choses qu’il n’en a existé dans ma terre et mon ciel : en remettant en cause les vues traditionnelles sur les objets dérivant de celles d’Aristote; vues sur lesquelles l’imagination s’est bloquée pendant près de mille ans, après que Théodose ait fait brûler stupidement tous les «livres» de l’antiquité sauf Aristote qui a échappé par hasard au massacre, mais pas Démocrite, ni Anaximandre, dont il ne nous reste à peu près rien . Ces philosophes ont rêvé de tellement de choses qu’ils n’avaient pas assez de mots : Heidegger a pu forger un grand nombre de mots composés pour les désigner dans sa langue, qui s’y prête assez facilement, tandis que les philosophe français, forcés d’utiliser dans leur langue chaque mot d’un stock existant limité, pour désigner des choses vraiment différentes dans le domaine scientifique, ont laissé au lecteur le soin d’en deviner le sens souvent difficile à comprendre en se référant au contexte, ou à des notes en bas de page.

N’étant pas philosophe, je n’ai quand même pas voulu contourner cette embûche survenant sur ma route, et j’ai tenté d’apporter des réponses techniques aux philosophèmes rencontrés, forcément à la limite de mon niveau :

« Savetier, pas plus haut que la chaussure[4] !» enjoigna le peintre Apelle, contemporain d’Alexandre et d’Aristote, à son savetier, après l’avoir félicité de l’art avec lequel il avait réparé son cothurne défait, puis remercié de lui avoir signalé des erreurs qu’il avait commises en peignant un cothurne, objet pratique conçu pour protéger le pied tout en lui permettant d’exercer sa fonction; mais qui levant les yeux plus haut s’était mis à critiquer aussi sa peinture.

Assurément le savetier n’avait aucune idée de ce que le peintre avait voulu peindre. Mais si le peintre Apelle s’était avisé de visiter l’atelier du savetier, et de critiquer son art de couvrir l’endroit où le corps humain prend appui sur le sol par un objet artificiel, conçu et créé pour s’y tenir debout, marcher, courir, sauter? alors qu’il n’avait aucune idée de la manière dont les matières et les formes parfaitement artificielles utilisées à cet effet avaient été élaborées peu à peu au cours des âges passés ?

Le philosophe Heidegger cité plus haut soutient que « l’essence technique n’est rien de technique », qu’elle est la technocratie, la domination du monde par la technique, qui n’est vraiment pas mon propos  ; pour moi, la technique est le moyen de répondre en termes descriptifs aux termes impératifs d’aboutissement de l’objet artificiel.

J’ai donc donné en toutes occasions instructives la parole au savetier, et à ses successeurs.

[1] REVEL J.F: Pourquoi des philosophes, Laffond 1997

[2] SIMON H.A. : Les sciences de l’artificiel, Gallimard folio essais 2004, pp.29-31

[3] SHAKESPEARE W. : Hamlet, Act 1, Sc V, v. 165

[4] Citations de Pline l’Ancien et de Victor Hugo.

=> Lire la suite : La rue de l’avenir

Ce contenu a été publié dans FINS ET MOYENS, PHILOSOPHIE, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *