Incerto tempore incertisque locis

Temps et Lieux incertains

 

J’ai vu le jour par hasard sous le signe du Capricorne, en janvier 1921, dans le port du Maroc à nom portugais: Mazagan. Ma famille n’a séjourné que quelques mois dans cette cité, et n’y est jamais retournée. J’ai donc été déraciné dès l’origine.

«    En vain quelques centaines de milliers d’hommes, entassés dans un petit espace, s’efforçaient de mutiler la terre sur laquelle ils vivaient ; en vain ils en écrasaient le sol sous des pierres, afin que rien ne pût y germer ; en vain ils  arrachaient  jusqu’au moindre brin d’herbe ; en vain ils enfumaient l’air de pétrole et de houille ; en vain ils taillaient les arbres ; en vain ils chassaient les bêtes et les oiseaux: le printemps, même dans la ville, était toujours encore le printemps[1]. Le soleil rayonnait ; l’herbe, ravivée, se reprenait à pousser, non seulement sur les pelouses des boulevards, mais entre les pavés des rues ; les bouleaux, les peupliers, les merisiers déployaient leurs feuilles humides et odorantes ; les tilleuls gonflaient leurs bourgeons déjà prêts à percer ; les choucas, les moineaux, les pigeons, gaiement, travaillaient à leurs nids ; les abeilles et les mouches bourdonnaient sur les murs, ravies d’avoir retrouvé la bonne chaleur du soleil. Tout était joyeux, les plantes, les oiseaux, les insectes, les enfants. Seuls les hommes estimaient que ce qui était important et sacré, ce n’était point cette matinée de printemps, ce n’était point cette beauté divine du monde, créée pour la joie de tous les êtres vivants, et les disposant tous à la paix, à l’union, et à la tendresse ; mais que ce qui était important et sacré, c’était ce qu’ils avaient eux-mêmes imaginé pour se tromper et se tourmenter les uns les autres. »

On ne saurait mieux dire, aujourd’hui, que Tolstoï avant hier….

 

Temps et lieu incertain: sous le même signe en janvier 1945, j’ai reçu, à Casablanca où je résidais alors, un ordre de mission  du nouveau Ministre de l’Industrie, m’enjoignant de me rendre à Paris,  où on avait besoin d’ingénieurs des mines: parce qu’il y avait fait très froid, et que les «Charbonnages de France», nouvellement créés, embauchaient des mineurs, pour que le pays puisse se chauffer au charbon. Il s’est adressé entre autres à l’École des Mines de Paris:  elle a découvert dans ses archives qu’un élève ingénieur du Maroc était bloqué là-bas, depuis le débarquement américain du 8 novembre 1942 : d’où cet ordre de mission m’enjoignant «de venir à Paris terminer mes études» fâcheusement interrompues.  J’y suis parvenu le 2 mai 1945, peu de temps avant la fin de la guerre: le soleil rayonnait. Mais encore la veille, de mon bateau accostant à Marseille, j’apercevais Notre Dame de la Garde sur une colline couverte de neige….

Ordre de mission du Ministère de la Production Industrielle

Ordre de mission du Ministère de la Production Industrielle

J’ai terminé mes études en Mars 1946, mais il ne faisait plus froid ! Comme pour les deux escargots de Jacques Prévert qui étaient allés à l’enterrement d’une feuille morte, en traversant l’hiver malgré eux, «le printemps y était encore le printemps»! je ne suis plus jamais descendu dans une mine.

 Je n’ai plus quitté la région parisienne depuis : je m’y suis enraciné, suivant la formule de Simone Weil[2] , pour m’y occuper de culture européenne, scientifique et littéraire, jusqu’à ce jour, soixante quinze ans après,  fier à ce titre au moins d’y avoir rejoint mon vrai domicile:  en Occident[3].

 J’aurai bientôt cent ans: Mejorado cien! disaient mes proches parents, dont les aïeux, habitant dans la région de Cordoue, provenaient de la péninsule ibérique,  aujourd’hui dans l’espace Schoengen, mais en ont été chassés en 1492 sur ordre de la reine Isabelle la Catholique.

Des événements attendus ou non m’ont fixé sur place dans mon espace retrouvé. À défaut de sabots qui s’enfoncent dans la glèbe comme ceux des paysans de l’angelus de Millet, je commence à sentir des racines qui poussent entre les pavés de mes chemins urbains.

Le sédentaire, consigné dans un espace urbain restreint, est moins un paysan transplanté dans un autre champ qu’un ancien nomade, contraint de réduire son mouvement à de l’agitation.

La ville, écrit Robert Musil,  est un «liquide en ébullition dans quelque récipient fait de la substance durable des maisons, des lois, des prescriptions et des traditions historiques[4]» : une description convenable de l’environnement interne !

Robert Musil laisse entendre que depuis les temps des nomades, où il fallait garder en mémoire les lieux de pâture, l’étranger qui arrête sa course surestime la question de l’endroit où il s’est arrêté[5], du nom par lequel on le désigne, écrit avec des majuscules : Place Tien An Men, Tahrir, Taksim, ou de la République. D’autant que la capacité de la mémoire à court terme est fort limitée.

La longitude et la latitude contiennent plus d’information, croit-il. Un point de vue plutôt réducteur : le nom n’était déjà pas la chose nommée, la carte n’est pas le territoire.

J’ai visité celui de la France, vérifié sa géographie : j’ai voulu voir de près le bocage, la garrigue, le maquis et la prairie, dont on m’avait enseigné jadis au Maroc qu’elle se composait.

J’ai parcouru aussi l’Europe, et visité quelques villes du Canada et des USA. Mais l’occasion de visiter l’Hémisphère Sud ne s’est pas encore présentée : j’admets son existence de confiance, j’y compte beaucoup d’amis.

Dans l’Hémisphère Nord, je n’ai pas été plus loin à l’Est que Moscou. Mon Far West s’est arrêté à Minneapolis dans le Minnesota. Le chauffeur de taxi, d’origine suédoise, m’a demandé :

—Where you come from ? —France, ai-je répondu. —Ah France ! soupira-t-il, Vienne, Venise…

Cette «géographie américaine» de rêve a renforcé ma confiance en l’Europe, bien qu’elle ressemble de plus en plus à l’ex Autriche-Hongrie, surnommée Cacanie : jusqu’à quand ses anciens parapets[6] résisteront-ils aux orages, aux invasions qui la menacent ? Et le printemps y sera-t-il toujours encore le printemps ?

Suite => Recherche Scientifique

[1] TOLSTOÏ L. : Résurrection, ch.1

[2] WEIL S. : L’enracinement, Gallimard Essais 1949.
[3] WEIL S. : ibidem

[4] MUSIL R. : L’homme sans qualité, Seuil, Paris, 1956, I p. 10.
[5] MUSIL R. : ibidem
[6] A. RIMBAUD: Le bateau ivre.

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2 réponses à Incerto tempore incertisque locis

  1. Sunnerstam Mimi dit :

    Marcel, quel plaisir de vous lire!

    • Marcel Kadosch dit :

      Eh bien moi aussi, Mimi. Mais j’espère que vous avez lu aussi la page BIO qui précédait: Le Pire n’est pas toujours sûr, Mais toujours possible…

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