De l’Explication

Qu’y a t il à expliquer à propos des objets ?

Inutile de remonter jusqu’à Homo Faber. Il ne voyait que des objets naturels : ceux qui bougent, ceux qu’on mange, et les autres  ;  il évitait ce qu’il trouvait mauvais, imitait ce qu’il jugeait bon, l’adorait comme un dieu, qu’il priait pour qu’il fasse tomber la pluie, il classait sans expliquer.

L’un des premiers à y penser fut Héraclite, à une époque où l’on ne distinguait pas encore clairement le rêve, l’hallucination, du réel : si nous percevons le monde par nos sens, « il faut suivre ce qui est commun », conseillait-il , privilégiant déjà la communauté opposée à l’individu ;  ce que tout le monde sent a davantage de chances de représenter le monde réel.

Mais constatant que nos sens sont trompeurs, Parménide décida de ne pas les croire du tout, et cherchant une vision du monde indépendante des sens, trouva qu’il ne pouvait contenir qu’un seul Objet : Un, au surplus immobile, fini, éternel, et que tout ce que nos sens nous montrent n’est qu’illusion. Ce monde et ses objets ne sont pas. La chose qui est, c’est la pensée. « Penser et être c’est la même chose » : un Sujet. Finalement Il n’y a pas d’Objet. Il n’y a pas non plus de non-être : on ne peut même pas le nommer.

Beaucoup de philosophes ont tenté de leur répondre depuis, y compris Simondon : il s’inscrit dans la ligne de ceux qui, au lieu d’opposer, composent le devenir d’Héraclite avec l’être de Parménide en un être-devenir.

Platon a tenté de répondre par la voix du Sophiste en opposant au même l’autre, qui est le non-être, et le sophiste Protagoras a défendu l’idée  que « l’homme est la mesure de toute chose ». C’est vite dit, et à première vue plutôt prétentieux : qu’entendait-il par mesure ? l’explication, ou la chose à expliquer ?

Protagoras était presque agnostique : il n’adhérait qu’à une gnose, celle de l’homme, dont il  voulait défendre des droits : ceux de l’individu opposé à la communauté. Si l’homme est « la mesure », il s’agit d’une tautologie. Si c’est autre chose, à l’instar du Psalmiste demandons : Qu’est-ce qu’un homme pour qu’il puisse « connaître »  la mesure  ? Et qu’est-ce qu’une mesure pour qu’un homme puisse la connaître ? Sans doute référence, ou critère, ou peut-être ce qui est appelé ici but humain, ou moyen de l’atteindre : on mesure pour comparer, en comparant. Mais prenons-le au mot. Les objets artificiels ont-ils des propriétés mesurables? Cela nous avance-t-il de nous en préoccuper ? Ce qui compte n’est-il pas le processus, l’acte de comparer, de mesurer,  autant que son résultat ?

Qu’y a-t-il à expliquer sur la Terre?

Que cherche à expliquer un homme, disons pour commencer un individu, homme isolé : un berger avec son troupeau ? Que compare-t-il à quoi? Il est libre mais il n’est déjà pas toujours égal à lui-même, égal en soi, identique : il naît, grandit, vieillit et meurt : c’est un animal à quatre pattes puis deux, puis trois puis zéro : il sait compter cela, comme ses moutons, jusqu’à dix sur les doigts des deux mains, trente avec les phalanges. Le berger a la réputation d’être fort en arithmétique. Mais il dispose d’un autre moyen de comparaison bien plus puissant, voire surpuissant : avec le langage il a acquis le pouvoir de nommer les objets, ce qui lui permet non seulement de les différencier, mais de garder en mémoire les lieux de pacage à l’aide du nom par lequel il les désigne et peut les distinguer en cas de besoin  ;  il n’en demande pas plus[1] et n’a pas le pouvoir de décrire par les mots toute réalité : les noms ne sont pas les choses nommées, mais seulement des signes pour les appeler distinctement, les séparer.

À l’inverse il n’a besoin de compter que jusqu’à deux pour distinguer un haut et un bas, entre lesquels il est attiré : ayant compris qu’il est aussi un objet, affecté d’un nom, il est supporté par une certaine quantité de terre jetée sous lui (subjectum) sur laquelle il repose, et il supporte de l’air plus ou moins humide au dessus de lui. Il y a un haut parce qu’il y a un bas qui est d’abord le lieu de ce qui tombe, qui est lourd : les pierres, les moutons qui sautent en vain en l’air comme lui-même  ;  avant d’être le contraire du haut, lieu de ce qui semble être léger : l’air, les oiseaux, les insectes, la poussière.

Mais les choses qui possèdent un contraire n’en proviennent par nécessité que s’il est défini ainsi : le grand implique le petit, le fort le faible, le gros le maigre  ;  mais le vivant le mort ? Pas sûr : différent, mais pas contraire.

Le pair semble le contraire de l’impair: mais un duo n’est pas le contraire d’un trio; le double est à son tour le contraire d’autre chose, car il n’admet pas l’idée de l’impair dans le monde des entiers, comme l’a fait remarquer Socrate[2].

Le berger finira par se douter que tout ne tombe pas en bas : sous le bas il y a la Terre, elle ne tombe pas sur la Terre, mais alors sur quoi ? sur rien ? alors pourquoi ne tombe-t-elle pas ?

Certains bergers, en Chine paraît-il, en ont tiré la conclusion hâtive que le vaste monde qui les entoure repose sur le dos d’une tortue géante  ;  laquelle ayant aussi un haut et un bas repose sur un éléphant géant, qui repose à son tour sur une autre tortue, et ainsi de suite jusqu’en bas. Le mécanisme haut-bas : une tortue repose sur un éléphant  ;  un éléphant repose sur une tortue, engendre une pile de couples tortue-éléphant, que les philosophes appellent su-jets, jetés dessous : ils exercent une fonction de support. Comment expliquer un tel monde en termes mathématiques ?

À chaque couple, dont l’ensemble forme une pile, correspond une tortue dont l’ensemble forme une sous-pile, qui est une partie, un sous-ensemble de l’ensemble des couples  ;  de même pour l’éléphant. La correspondance bi-univoque et réciproque (la bijection) entre la pile des couples et la sous-pile des tortues, ou celle des éléphants, engendre ainsi une pile qui se poursuit jusqu’en un bas situé en un endroit à nommer l’infini, par un berger qui aurait assimilé quelques éléments de la théorie des ensembles en plus de l’arithmétique.

Globistes et platistes

En voyant le soleil se lever à l’est, disparaître à l’ouest et reparaÎtre à l’est, quelqu’un finira bien par se demander d’abord si le monde où il est n’est pas lui aussi un gros caillou qui ne tombe pas, parce qu’il n’y a rien sur quoi il puisse tomber, ni tortue ni éléphant. Il a dû commencer à croire que la Terre était ronde comme un globe, en contemplant les phases de la Lune, et en y voyant l’ombre d’une Terre ronde formée par un feu arrière éclairant le ciel et tous les astres, Terre comprise, la Lune et le Soleil semblant être de dimension comparable[3] : mais il a vite compris que ces phases prouvaient (enfin : donnaient à penser) que la Lune était ronde, s’il en doutait ; c’est l’ombre circulaire de la Terre sur la Lune lors des éclipses de Lune  qui prouvait (donnait à penser) que la Terre était ronde : première intuition que la Terre pourrait n’être qu’un astre comme les autres, Terre ronde qui tournait en un jour devant cette lanterne , feu invisible, qui ne pouvait être qu’en bas sous  les pieds, qui chauffait donc cette Terre souterraine et la rendait inhabitable.

Mais ça n’était pas évident du tout : ce qui est évident, qui se « voit »,  c’est que des «  choses lourdes »  tombent, en bas, là rien de visible ne prouve qu’il y ait  quelque chose tant  qu’on n’ a pas été y voir, et même : autour de la  Mer Méditerranée, et un peu au delà, à l’Est comme à l’Ouest, de hardis navigateurs vont vers le sud, arrivent jusqu’aux caps : Horn, Bonne Espérance : il y a toujours  un bas  sous leurs pieds ; il est vrai qu’ ils ne voient plus  les ourses, ni l’étoile polaire: ils ont perdu le nord : s’ils vont plus loin ils verront  un long mur de glace antarctique, et non un feu, auquel il leur faudra bien renoncer à la fin.

Les hommes ordinaires, même Démocrite, en reviennent alors à des vues « terre à terre » et  se rabattent sur une Terre plate, entre un haut et un bas. C’est la croyance populaire, la doxa : gros caillou si l’on veut, mais plat: comme un biface?

La Terre plate réapparait de nos jours sous un aspect curieux : elle est devenue la doxa des évangélistes , qui ne croient que ce que disent les Ecritures. Les Platistes sont partis en guerre contre les “mensonges”, les “bobards” répandus par les soi-disant “scientifiques”: Copernic, Galilée: de fieffés menteurs! Les vidéos truquées de la Nasa? du Photoshop; les pas de Neil Armstrong sur la  Lune? un film de Stanley Kubrick en studio. La Terre ronde? Oui, comme une pizza, bien plate, reposant sur une pile de  plats jusqu’en bas; avec le Pôle Nord au centre, et  l’Antarctique un long mur de glace entourant nos océans, bien plats, pas courbés du tout: ils sont au niveau de la mer; le tout  recouvert d’un dôme, l’atmosphère, éclairée au sommet par un grand luminaire et un petit luminaire qui tournent au dessus de nos têtes[4].

C’est aussi la cause des premières réticences de Socrate : il n’est pas ignorant, les philosophes de la nature lui ont expliqué que pour les raisons qu’on vient d’exposer et bien d’autres  la Terre est non seulement ronde, mais plutôt globiste  et non plate, et « qu’il vaut mieux qu’elle soit au centre », mais il veut savoir quelle en est la cause nécessaire, pourquoi « il vaut mieux », pourquoi la Terre se trouve bien d’être «sphérique» et là où elle est, et il est déçu des raisons qu’on lui donne : « l’air, l’eau, mille autres explications bizarres », dit-il, qui étaient dans les termes de l’époque ce que nous appellerions aujourd’hui la cause qui produit l’effet, mais « on ne fait rien de l’Esprit pour expliquer l’ordre des choses[5] ».

Il préfère une  cause finale : les événements ont lieu parce que les choses agissent dans un but recherché avant, comme les hommes. On lui explique les causes efficientes de sa présence ici, on oublie la cause véritable : «les Athéniens ont décidé qu’il vaut mieux qu’il soit condamné », et lui-même a décidé « qu’il valait mieux qu’il reste là pour subir la peine », parce qu’il est bon citoyen : s’il avait préféré l’exil « il y a beau temps que ces muscles et ces os seraient du coté de Mégare », cause mécanique ou non.

Pourtant, et bien qu’il soit « incapable d’en prouver la vérité», Socrate « s’est laissé convaincre que la Terre est sphérique, qu’elle n’a besoin de rien pour ne pas tomber », qu’étant « un objet en équilibre … elle ne pourra subir une inclinaison … dans aucune direction… et restera à sa place[6] », comme lui à Athènes. Il a compris ce que pourrait être la science.

Qu’y a-t-il à mesurer?

Les choses se compliquent dans les communautés, chez les hommes qui vivent en société. Ils ne sont ni libres ni égaux entre eux en mesure : grands ou petits, gros ou maigres, forts ou faibles, et ont plutôt tendance à ne pas s’entendre entre eux, à se disputer quand ils désirent un même objet qui n’est pas partageable, et non pas les mêmes objets qui le seraient. À condition qu’on ait mesuré à l’aide d’instruments dont l’adéquation n’est pas contestée une chose qui appartient en propre à l’objet, comme sa masse  ;  ou une relation entre cet objet et la terre sous lui, qu’on appellera son poids plutôt que « le bas »  ;  ou une relation entre cet objet et chaque homme particulier : la couleur, l’odeur, la saveur que ses sens lui attribuent et distinguent, mais ne mesurent pas à leur échelle.

À son échelle, l’homme a mesuré pour commencer les longueurs en coudées, pieds et pouces humains, variables d’un homme à un autre, puis retenu seulement celles du roi du Royaume Uni .   Puis Méchain et Delambre ont mesuré une fraction de la distance entre Dunkerque et Barcelone, à partir des angles de triangles successifs de clochers, et en tenant compte de la déformation des chaînes quand les arpenteurs fatigués les transportent d’une épaule à l’autre : distance à partir de laquelle on a déterminé la longueur qu’aurait le quart d’un méridien d’une sphère qui pourrait être la forme de  la Terre .  Ensuite ce fut la distance entre deux traits sur une règle en platine iridié conservée dans un pavillon à Sèvres, qui serait la dix-milionième partie de ce quart de méridien. On l’ appellerait mètre et il serait un premier étalon international de longueur .   On utilisa ensuite la longueur d’onde dans le vide d’une raie spectrale orange d’un isotope du krypton .  Enfin depuis 1983 la longueur du parcours dans le vide de la lumière, dont la vitesse (célérité) est une constante universelle, parcourue entre le début et la fin d’une certaine fraction de seconde, renvoyait à la mesure de la seconde par d’autres moyens.

Il est devenu possible de conférer à chaque objet des propriétés reconnues par tous, relatives à ses dimensions : longueur, largeur, hauteur, profondeur, à condition de s’entendre sur ce qu’est le vide, et d’abord existe-t-il ? C’est ce que l’homme ne cesse de remplir, de choses qu’il ne voit pas, n’entend pas, ne sent pas, ne goûte pas, ne touche pas, aime ou n’aime pas, mais arrive à distinguer : ce qui l’autorise à nommer couleur, saveur, charme, etc. les mesures de ces choses, que par ailleurs il désigne par un identifiant arbitraire, comme : quark; ou immotivé, sauf si ces choses sont des objets artificiels, dotés d’un motif .

De même Hilbert, réfléchissant sur « les fondements de la géométrie » commence comme ceci :   « Pensons trois systèmes de choses, appelés points, droites et plans »

Puis il supporte sans inconvénient qu’on y remplace point, droite et plan par clou, barre et table  ;  c’est ce qu’a fait le jeune Blaise Pascal quand il l’a réinventée pour son usage, sans savoir qu’elle était déjà là : le nom n’est pas la chose nommée, qui reste chose. Ils auraient pu aussi y voir les fondements de la cinématique, des mouvements permis dans l’espace tridimensionnel à un objet solide :  à trois degrés de liberté sans contrainte ; à deux degrés si on le fixe à un clou au plafond ; à un degré si on le fixe à une barre autour de laquelle il tourne ; contraint à l’immobilité sans liberté si on l’attache à une table.

N’en déplaise à Protagoras, l’homme n’est la mesure que de choses à son échelle : pas de l’Univers, ni de la Terre, sauf indirectement ; l’astronome Érastothène d’Alexandrie, contemporain d’Archimède, fut informé qu’à Syene (Assouan) ville située sur le Tropique du Cancer, on voyait au solstice de juin à midi l’image du soleil au fond d’un puits  vertical et toute ombre était absente.

Or à Alexandrie au même moment, défini comme celui où l’ombre d’un obélisque vertical ou d’un gnomon était la plus courte, les rayons du soleil formaient avec cette verticale un angle de 7,2 degrés d’après la longueur de l’ombre : un cinquantième de circonférence de la Terre en supposant qu’elle est sphérique, éclairée par les rayons parallèles d’un soleil très éloigné .  Il y vit une  nouvelle preuve que la Terre ne pouvait être un objet plat.

Persuadé par d’autres preuves que la Terre était un gros caillou assimilable  à une sphère, il demanda que la distance d’Alexandrie à Syene soit mesurée. Elle était de cent stades par jour en pas de chameau ou d’homme, pendant cinquante jours,  soit 5000 stades, pour un cinquantième de circonférence de la Terre qu’il évalua donc à 250000 stades.

La valeur du stade égyptien étant 157,5 de nos mètres, la circonférence de la Terre selon Eratosthène était  alors: 39375 kilomètres et son rayon : 6300 kilomètres, très peu différente de celle mesurée aujourd’hui .  Précision ou coup de chance ? Aristote avec des arguments sérieux proposait 400000 stades ; à ce niveau de connaissance  nous conclurions aujourd’hui: 325000 stades en moyenne, plus ou moins 23% de marge d’erreur. Si la Terre avait été supposée plate, ces 6300 kilomètres auraient été interprétés, au solstice de juin, par exemple par un astronome chinois, comme la plus grande distance du Soleil à la Terre en Egypte, à laquelle un rayon de Soleil  aboutirait verticalement à Syene tandis qu’un autre rayon du même soleil ferait une ombre de 7,2 degrés à Alexandrie[7]: à moins que tout ait été incendié par ce feu bien trop proche, barque sacrée Rê ou char d’Apollon au zénith.

Suite => Comment mesurer le temps ?

[1] MUSIL R. : L’homme sans qualité, Seuil, Paris, 1956, I p. 10
[2] PLATON. : Phédon, in : Les Belles Lettres/Denoël, 1978, pp.136-138
[3] SCHRÖDINGER E. : La Nature et les Grecs, Les Belles Lettres, 2014, p. 46

[4] L’OBSERVATEUR: n° 2876-2877 du 19/12/2019 au 01/01/2020, pp 42-46
[5] PLATON : op.cit. pp 121-123
[6] PLATON : op.cit. p.146
[7] ROVELLI C. : Anaximandre de Milet, Dunod 2009, p.131

Ce contenu a été publié dans CONCEPTION ET CRÉATION, PHILOSOPHIE, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *