On ne peut pas ne pas communiquer

On ne peut pas ne pas communiquer[1] 

Reprenons la définition de l’objet artificiel en gestation, matériel ou immatériel, comme une interface limitée par une frontière entre un environnement interne et un environnement externe communicants. Un objet et son environnement sont interdépendants. Leur interaction, qui n’est autre qu’une communication, s’effectue par échange d’information, en plus ou à la place d’éventuelles transformations d’énergie satisfaisant aux lois physico-chimiques de la conservation d’énergie.

Des interactions se produisant entre ces environnements à travers une frontière réelle ou fictive figurent l’adaptation de l’objet au but recherché, en résolvant les difficultés rencontrées par le créateur si son imagination l’a guidé dans une direction erronée : soit parce que l’objet ne fonctionne pas en raison d’une inadaptation des propriétés de son environnement interne ;  soit parce que l’objet fonctionne mais que le but imaginé se révèle inadapté à son emploi par l’environnement externe, ou rejeté par celui-ci. Le créateur doit parvenir, en s’informant et en travaillant, à prendre conscience de la nature exacte des difficultés tant intérieures de fonctionnement qu’extérieures d’adaptation à son utilisation et à les résoudre, ou les contourner par des modifications appropriées  ;  et c’est une histoire de telles créations, des embûches rencontrées, des solutions retenues que cet article se propose de rapporter.

L’ensemble d’un environnement interne et d’un environnement externe communicants, constitue l’environnement de l’objet artificiel dans lequel il est engendré, où il évolue d’une manière présentant une certaine ressemblance formelle avec le développement d’un être vivant, système qui arrive à créer ses organes dans un environnement régi par les lois de la nature  ;  où il finit par se trouver à l’aise comme à son domicile, mais en partant de la conception d’une forme théorique abstraite vers la réalisation de la forme pratique concrète sous laquelle il peut exister, évoluer dans son environnement approprié, comprenant d’éventuels utilisateurs.

Cet environnement, associé [2] à l’objet pour définir le lieu de son fonctionnement, est à la fois l’endroit et la condition d’existence d’un objet artificiel, qu’il soit matériel, technique, ou un système de relations entre éléments pour la plupart immatérielles : un tel endroit ayant la capacité de se conditionner lui-même, et donc celle de produire des objets se conditionnant eux-mêmes, est un fond sur lequel se détache la forme de cet objet et qui porte cette forme, la fait exister par les potentiels qu’il recèle et que la forme actualise[3] : le fond est un réservoir d’énergie capable d’activer des formes passives en les amenant à l’actualité par référence au fond  ;  il est le siège d’échanges d’énergie informée.

L’objet artificiel conçu et créé, inventé pour atteindre un but et individualisé, existe alors comme la cause de son milieu associé, inventé avec lui, subordonné à lui, et condition de son existence, comme les sujets impliqués. Cet objet inventé et son environnement associé « s’entre-appartiennent », comme « la pensée et l’être» d’après Heidegger[4], comme « le yin et le yang » des orientaux. Il dépend sans arrêt de la communication : la fin satisfaite par un objet artificiel est ce qu’il est capable de faire en fonctionnant, quand le créateur aura recueilli des informations sur le monde  ;  inventé un fonctionnement susceptible de satisfaire à une cause finale projetée  ;  créé une machine  ;  recueilli des messages apportés par la machine sur le milieu intérieur associé et sur le milieu extérieur  ;  observé le résultat de l’action de la machine, effet nécessaire d’une cause efficiente (les lois de la nature), et l’écart le séparant du fonctionnement qu’il attendait, ainsi que l’écart entre ce résultat et le fonctionnement que le milieu extérieur attendait, effet contingent d’une cause finale  ;  opéré l’action en retour appelée feedback pour corriger cet écart : information postérieure à l’action initiale venant s’ajouter à l’information antérieure.

Qu’y a-t-il dans l’environnement ?

À ce stade des définitions, l’être d’un objet artificiel, individu ou non, n’a encore été défini que par la possibilité de sa genèse : il ne saurait exister que s’il a été au moins rêvé, imaginé, puis inventé, conçu, et peut-être créé, par un être humain, isolé comme Robinson, ou faisant partie d’un groupe qui a réussi à survivre, en particulier en communiquant : l’objet artificiel ne peut exister que dans cet environnement humain.

Le bon évêque Berkeley refuse d’y inclure les forêts d’eucalyptus d’Australie : « Esse est percipi ». Le bruit qu’y produit la chute d’un arbre déraciné par le vent n’existe pas pour lui puisqu’il ne l’entend pas : le milieu associé à tout objet de son environnement ici ne contient pas ce bruit. Mais le météorologue Lorenz dit que si l’on n’en tient pas compte, il sera impossible de dire le temps qu’il fera ici dans plus de quinze jours, pour cause de communication: pour être humainement complet, l’environnement externe de tout objet devrait contenir au moins la biosphère!

Au surplus, il n’est pas impossible de voir prendre forme un jour un nouvel objet-individu : l’ordinateur quantique ! Une action réductrice est susceptible d’être exercée sur cet appareil au moins en partie par le rayonnement de l’univers primitif révélé par les mesures du fond diffus cosmologique par le satellite COBE.

La distinction usuelle entre l’environnement interne et l’environnement externe d’un objet-individu, sans autre précision sur les limites de ce dernier, laisserait entendre que cet environnement pourrait comprendre la totalité de l’univers extérieure à l’objet, ou au moins la totalité de la biosphère terrestre : tout ce dont nous connaissons ou soupçonnons l’existence, plus ce que nous ne sommes pas encore arrivés à expliquer raisonnablement, et ce sur quoi nous ne pourrons jamais exercer aucune action.

Nous trouverions alors avantage à la remplacer dans toute action pratique par une division tripartite de l’environnement pour un individu :

entre un milieu intérieur  à l’individu;

un milieu extérieur assimilable au milieu associé avec lequel l’individu interagit et communique et qui contient les êtres humains concernés ;

et le reste, dont on admettra qu’il existe, mais dont on peut sinon négliger, du moins «oublier» à notre horizon l’influence sur l’objet étudié.

Le Modèle de la boîte noire

Le cas d’un milieu intérieur et d’un milieu extérieur non communicants ou très peu mérite par contraste  une attention particulière.

Il sera souvent question dans la suite d’Objet, matériel ou non, de système qu’on n’ouvre pas, dont on ne connaît pas l’intérieur, auquel on ne peut accéder, ou en partie seulement.

On appelle boîte noire un tel modèle, à communications réduites. On ne peut s’informer sur son intérieur qu’en lui appliquant de l’extérieur une entrée : un stimulus agissant sur l’intérieur, auquel le système réagit par une sortie, réponse au stimulus agissant sur l’extérieur et lui fournissant ainsi une information indirecte.

Le système marche ou ne marche pas suivant qu’il a fourni ou non une réponse attendue, sans qu’on sache pourquoi ni comment, sinon en émettant une hypothèse sur le comportement de l’objet, avant ou après, et en observant si elle est en accord ou non avec la réponse au stimulus observée.

Si l’hypothèse a été émise après l’expérience, cette opération qui ne part pas d’une hypothèse mais y aboutit, est une forme du raisonnement qu’on appelle : abduction [5].

Le modèle de la boîte noire intervient dans des questions de vérité, soulevées par les différentes manières d’interpréter cet accord.

Deux formes de cette vérité, plus complémentaires que contradictoires, méritent une attention particulière :

– la vérité dévoilement jaillissant d’un contenu qui s’est abrité et dissimulé dans une boîte noire, et qu’on éclaire  ;

– la vérité adéquation de la réalité sensible à une forme intelligible, cherchant une concordance entre le monde des sens, qui observent à la sortie un phénomène produit à l’entrée, et une hypothèse explicative suggérée par analogie avec un modèle rationnel.

Suite => Homéostasie

[1] WATZLAWICK P. , BEAVIN H., JACKSON D. : Une logique de la communication, Seuil, 1967, p. 48.
[2] SIMONDON G. : : Du mode d’existence des objets techniques, 1958 et 2012, p. 70
[3] SIMONDON G. : op. cit. p. 72
[4] CASSIN B. : Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, Seuil, Points, 1998 p.292.
[5] Cf  l’article: L’analogie, modèle de l’abduction, in MODELES.

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