Modèles d’événements

Considérons l’interdépendance d’un objet et de son milieu, suivant que l’objet est une chose tout court comme une pierre, un objet technique ou culturel, ou un être vivant: comme un plant de geranium, ou un chien, ou bien un être humain pensant et parlant.

Pour créer un objet matériel et plus généralement pour exercer une action matérielle sur lui, l’utiliser, un agent extérieur utilise une énergie extérieure à cet objet, et cette opération est considérée comme venant d’une cause efficiente, qui produit sur l’objet un effet.

 Dans ce monde de causalité linéaire, les événements qui ont lieu sont les effets causés à un objet chose, à l’aide d’une source d’énergie extérieure à l’objet, par des forces aveugles dépourvues de finalité : on n’y perçoit aucun échange d’information, aucune communication, mais transmission d’énergie extérieure à la chose, produisant un effet qui obéit aux lois de la physique.

Mais dans un monde tenant compte de la communication, les événements sont au surplus les effets causés circulairement à n’importe quel objet ou système par un échange d’information, échangée entre deux objets, émise par l’un et reçue par l’autre: une telle information peut être considérée comme :

– un stimulus causé par l’objet émetteur, qui engendre chez le récepteur un effet en réponse, à l’aide d’une source d’énergie venant du récepteur

– ou une “différence qui crée une différence “dans l’objet récepteur.

On distingue le stimulus, porteur d’information directe antérieure à toute action de l’objet, qui peut être considérée comme une commande informant l’objet récepteur, et l’information récurrente postérieure venant d’un feedback.

Si le stimulus est supérieur à un seuil de réception, et a été perçu comme message au récepteur, le récepteur répond en utilisant son énergie propre à laquelle il a accès, et non celle de l’émetteur, origine du stimulus qu’il a reçu d’abord.

Le processus contrôle la survie du système stimulé (informé) par l’intervention d’un feedback négatif : différence qui crée une différence, susceptible de s’opposer à un emballement destructif du système.

Elle pourrait produire au contraire un renforcement de l’effet du stimulus sans limite, si un feedback positif amplificateur intervient.

Bateson souligne l’analogie entre ce processus et le fonctionnement de l’esprit humain d’après Descartes, et le qualifie en conséquence de processus mental : il a suggéré les exemples illustratifs qui suivent d’objets-événements modélisés par son paradigme de structure vs processus mental, où « je » désigne un sujet produisant un stimulus, action initiale élémentaire : « je » donne un coup de pied dans un objet, avec une force suffisante  ; si le coup de pied est trop faible, d’énergie inférieure à un seuil, il ne se passe rien, la réaction de l’objet est nulle. Ici la structure est ce seuil, qui définit la limite à partir de laquelle l’événement se produit, sa « marge de liberté [1]». Le coup de pied est un signal pur en l’absence d’un code, sans autre signification qu’une volonté de communiquer : si l’’énergie est supérieure au seuil minimum, une signification mécanique prédomine.

– Si je donne un coup de pied dans un ballon, je transmets du pied à l’objet « ballon » de l’énergie, qui détermine une trajectoire obéissant aux lois de la mécanique sur lesquelles je n’agis que par les conditions initiales et l’énergie que je fournis.

– Si je donne ce coup de pied, supérieur à un seuil, dans un chien, l’être vivant « chien » animé par sa propre énergie, son métabolisme, se jette sur moi pour me mordre si je suis dans son territoire, ou s’enfuit en hurlant.

Le coup de pied initial est un segment de mon comportement qui communique en plus de son énergie propre quelque chose au chien (une différence), lequel réagit par une communication[2] (une autre différence) de comportement.

Malebranche, disciple de Descartes, ayant donné un coup de pied à une chienne enceinte en présence de Fontenelle indigné, lui répond :

― Ne savez vous pas bien que « cela » ne sent point ?

Il l’entend bien hurler mais pour lui ce n’est qu’un instrument de musique qui frappé émet des sons : un animal est une machine, une chose  ; le processus n’est pas mental selon lui.

Le psychiâtre Boris Cyrulnik (qui travaille du côté de Toulon) imagine alors un troisième exemple d’action, impressionnant en apparence :

― Si je donne un coup de pied dans « la femme de ma vie» (dont la mère habite à Paris), l’être humain « femme de ma vie » crie :

― Non mais, ça ne va pas ? Ma mère m’avait bien dit qu’un jour tu me battrais ! Je retourne chez ma mère : (huit cents kilomètres !)

La distance parcourue comparée à celle du coup de pied est certes 800.000 fois plus grande, elle est une mesure passive de ressentiment, processus mental, dans une dimension discutable, mais les quantités de mouvement subissent beaucoup moins de différence; pour la réalité mécanique, il faut comparer la vitesse du TGV à celle du coup de pied : un facteur huit au plus si le pied a produit un déplacement d’un mètre en 0,1 seconde. Mais un coup de fouet dépasserait la vitesse du son : le TGV serait de loin incapable de répondre à Sade.

Pour Malebranche la femme-de-ma-vie serait encore un appareil qui frappé fait beaucoup de musique, un animal-machine. Voire, mais elle a acquis aussi l’usage de la parole, et s’en sert! L’information qu’elle a reçue et celle qu’elle transmet sont si l’on veut une différence qui crée une différence, mais elles ne se limitent pas à une néguentropie,  forme d’énergie ne véhiculant aucune signification : le signal émis par la parole, et même sous une forme moins évoluée celui émis sans parole par le chien, sont porteurs d’un signe, que la théorie physique de l’information ne peut pas prendre en compte sans code ; il en serait de même  du tir au jugé: par calibrage des yeux, de la main et du cerveau, pré-acquis après avoir pratiqué un apprentissage discontinu pour obtenir une information antérieure à l’action, au stimulus  ; il en est ainsi de l’information qu’on acquiert à l’aide d’actes de langage  par la communication humaine, la discussion, les décisions.

On pourrait objecter que ces exemples ne sont pas très significatifs d’un « mode d’existence des objets techniques »: si je donne un coup de pied dans la machine à laver, « cela ne sent point » et subit un dégât superficiel. Mais si je donne un coup de pied dans le bouton de marche, il commande un relais qui met en relation la machine avec EDF : source d’énergie extérieure ou intérieure ? (je commande des kwh avant de payer la facture en € quand je m’en suis servi) Elle fait tourner ou non le moteur pour produire une diversité d’actions suivant ce que lui commande le programme, source préenregistrée d’information qui module l’action, également commandée par le relais (servocommande), de la source d’énergie.

La création d’objets techniques n’est concernée dans cette analyse que par le processus d’individuation en relation avec un milieu associé, qui inclut une causalité circulaire, une rétroaction, information néguentropique.

Il n’en est pas de même des objets culturels immatériels, dans des domaines limités par l’horizon de chacun d’entre nous, en deçà desquels ils définissent une forme de vérité se rapportant à des objets qu’ils dotent d’une signification, quelle qu’elle soit.

Si nous suivons René Thom, dont l’avis mérite considération, le sens ainsi introduit sépare ce vrai de son faux, mais « ce qui limite le vrai, ce n’est pas le faux, c’est l’insignifiant[3]», ce qui est dépourvu du sens limité à un domaine. Pour Shakespeare, dont l’opinion est également respectable, ce qui « ne signifie rien » c’est « la vie » des époux Macbeth, « radicalisés » par l’écoute des sorcières : « une histoire racontée par un idiot, qui fait beaucoup de bruit et de dégâts, un acteur minable qui se pavane et fait peur une heure » à la Télé « et dont ensuite on n’entend plus parler[4] ». La structure comprend ce qui limite le vrai.

Une information néguentropique dépourvue de sens qui circule, ou à sens multiples, s’accumule sans se détruire, peut contribuer au bruit. « Une fausse nouvelle plus un démenti égale deux informations », disent les medias .

Considérant ces exemples, Bateson a étendu la notion de processus mental échangeur d’information à des acteurs non-vivants : si l’évolution darwinienne, l’embryologie sont des processus mentaux comme la pensée, associés à un individu vivant, alors des collectivités telles qu’un système de gestion d’entreprise dans un marché, ou une société primitive dans son environnement soucieuse de sa survie, mais aussi par extension une machine régulée, un système réglant la pression d’une machine, la température d’un logement, un robot communicant , toutes présentent des caractéristiques d’esprits qui engendrent des processus mentaux[5], alimentés en énergie et contrôlés par les êtres qui les composent. Ils peuvent répondre à la définition d’un objet artificiel si l’homme est leur finalité, à celle d’un individu technique, ou d’un ensemble d’individus techniques et d’êtres humains.

Mais dans la perspective inverse des théoriciens de l’animal -machine, on pourrait aussi bien soutenir que les systèmes « chien » et « femme de ma vie » ne sont que des machines compliquées, et étendre le principe de causalité sur ce modèle à des acteurs vivants. Lors de la dernière guerre mondiale et au cours de bien d’événements ultérieurs, l’assassinat en masse organisé à froid d’êtres humains détectés au préalable par un signe distinctif a été qualifié par la suite de : « détail mineur » de la guerre, version moderne de : « cela ne sent point ». Cette différence n’a pas créé de différence chez le récepteur de la nouvelle, son seuil « structurel » n’a pas été atteint. Mais c’est Malebranche qui ne «sent point», qui est un détail.

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[1] BATESON G. : Vers une écologie de l’esprit, Seuil, Paris, 1977 II pp. 58-61

[2] WATZLAWICK P. , BEAVIN H., JACKSON D. : Une logique de la communication, Seuil 1967 p.24

[3] THOM R. : Prédire n’est pas expliquer, Champs, p. 132.

[4] SHAKESPEARE W. : Macbeth, Act V Sc V v. 23-28.

[5] BATESON G. : La peur des anges, Seuil 1989, pp 31-34.

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