Autres exemples d’abduction

J’ai été consulté dans les années 1950 par un constructeur de fours, en tant que spécialiste de mécanique des fluides, pour « vérifier les calculs » d’un éjecteur, utilisé dans un four de recuit d’objet métallique de grande taille (éléments de char) pour homogénéiser la température dans le sens vertical , en inversant le sens des gaz à la Grjimailho : à cet effet le gaz du four était entraîné à l’aide d’un éjecteur à travers un canal vertical vers le haut, d’où il redescendait du toit comme d’un inversoir  ;  l’éjecteur construit en un matériau réfractaire résistant à la température du four consistait en une lance introduisant un jet de gaz dans un venturi convergent-divergent débouchant au toit.

Contrairement à l’attente, le travail de cet éjecteur ne produisait pas le moindre effet sur la répartition de la température, qui présentait une différence de plus de cent degrés entre le haut et le bas ! On en induisait à première vue que l’éjecteur «n’avait pas le bon profil » pour fonctionner correctement: induction primitive..

N’ayant rien trouvé à redire sur les plans de l’appareil, j’ai demandé à visiter le four lors d’une période de révision. Au bout d’une longue inspection je n’y ai rien trouvé d’anormal non plus, mais en fin de journée j’ai repéré un jeune ouvrier qui était en train de remonter un éjecteur : celui-ci consistait en un empilage de briques réfractaires formant le profil voulu, que le jeune maçon assemblait à l’aide d’un liant consistant en un coulis de matériau colloïdal qu’il répandait à grands coups de truelle entre les briques.

Je lui demandai : – Pourquoi  en mettez-vous une si grande quantité?                                       Il me répondit:  – C’est pour que ça tienne bien !

Je ne pouvais qu’approuver sa conscience professionnelle, avant de lui enjoindre de se servir d’un ringard pour déboucher la lance de l’éjecteur remplie de coulis, et de nettoyer l’intérieur du venturi: après quoi  tout est rentré dans l’ordre sans calculs.

Le maçon de Roubaix n’est ni plus ni moins futé que le paysan russe, évoqué dans l’exemple illustratif de l’abduction, ou que le maçon chinois qui a construit la Grande Muraille : son rôle consiste à construire un mur en liant des briques empilées  ;  il apprécie qu’on lui fournisse des briques creuses : elles sont plus légères à porter. Certaines de celles-là avaient une forme bizarre, mais « une brique est une brique !»… On avait manifestement omis d’expliquer au maçon qu’elles servaient à injecter un jet : ce n’était pas son affaire !

Extension au recuit simulé

L’opération de recuit d’un objet métallique dans l’exemple précédent, consiste à le chauffer puis à le refroidir lentement de manière contrôlée : elle a pour objet de relaxer les contraintes internes mécaniques ou thermiques qui ont pu se produire pendant la production du matériau au cours d’une coulée  ;  les atomes n’ont pas le temps de se placer dans la configuration la plus solide, la plus stable, celle d’énergie minimale : la plus stable parce que toute l’énergie potentielle a été activée, n’est atteinte qu’après avoir traversé des minima relatifs de plus en plus petits à chaque utilisation d’énergie potentielle correspondant à une cristallisation partielle.

L’opération de recuit agit sur la taille des grains cristallins : les cristaux de matière se reforment, croissent vers l’équilibre le plus stable lentement  ;  plus on refroidit vite, plus les grains seront petits. Si on refroidit très vite, le métal est trempé, plutôt que recuit.

L’opération de recuit a donc pour finalité de parvenir à minimiser l’énergie potentielle contenue au niveau microscopique dans le matériau. Un objet subissant une opération de recuit présente la propriété curieuse d’un cycle de descentes puis de remontées d’énergie potentielle à des niveaux décroissants, analogue au potentiel de gravitation d’une nacelle parcourant des montagnes russes, comme la nacelle du scenic railway dans le foires : la nacelle acquiert son potentiel en étant soulevée jusqu’au sommet par un ascenseur, puis le fait varier en descendant et montant sur les rails et traversant une succession de positions d’équilibre intermédiaire dans des cuvettes de plus en plus basses, dont elle franchit le bord tant qu’elle est activée par une énergie suffisante, supérieure à celle au niveau du bord. L’équilibre au fond de chaque cuvette n’étant ni stable ni instable, porte le nom d’équilibre métastable : il joue un grand rôle dans les modèles exposés dans cette catégorie. La nacelle descend de vallée en vallée plus basse en suivant un chemin d’un gradient local montant et descendant, qui n’aboutit à l’équilibre stable, au point de départ au bas de l’ascenseur, que dans la dernière vallée où elle épuise enfin sa réserve d’énergie gravitationnelle.

Un exemple analogue à deux dimensions est la descente en montagne en prenant en tout point le chemin de plus grande pente locale vers une vallée plus basse à chaque endroit au cours d’une promenade à pied, ou en skis en tournant en festons (activés par « flexion-extension » sur les skis) autour des bosses séparées par des creux précédemment créées par le passage « torrentiel » des skieurs. Si le promeneur se trouve bloqué dans un cirque intermédiaire, il peut tenter d’en sortir en fournissant son énergie propre pour franchir une crête locale et poursuivre la descente par un autre chemin.

Si dans un système complexe à de nombreuses dimensions on imagine d’opérer ainsi par une analogie très abductive une simulation du recuit, en faisant varier une fonction d’état analogue à la température agissant sur des potentiels, on pourra voir émerger, par une action analogue à de l’agitation thermique, une énorme variété, exponentielle, de chemins échappant à l’équilibre métastable d’un minimum local, tels que chacun d’eux ait une très faible probabilité d’occurrence, mais que le système ait de fortes chances de franchir des barrières, et même d’atteindre l’équilibre stable du potentiel minimum.

Cette méthode du recuit simulé[1] est utilisée dans les réseaux informatiques à distribution parallèle imitant les réseaux neuronaux du cerveau, pour une recherche heuristique du minimum d’une fonction de coût à variables multiples. L’exemple le plus connu est la recherche du plus court chemin dans la tournée d’un voyageur de commerce visitant chaque ville une seule fois : les distances entre villes sont les analogues des potentiels.

Suite => Modèles de la transduction

[1] RUMELHART D , et McLELAND J. Parallel distributed processing, MIT Press, Cambridge Mass., 1986, Vol I, pp. 287-288.

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